• Alexis Zorba, de Nikos Kazantzaki.

     

                Le livre, écrit en 1943[1]  a été publié en 1946.

     

                Il a sa source dans un épisode de la vie de Kazantzaki. « En 1917, Kazantzaki met en exploitation dans le Péloponnèse une mine de lignite avec son ami Zorba[2]. C’est un échec. »  indique Françoise Chatel de Brancion[3]. Ce Zorba se prénommait Georges[4].

     Dans son autobiographie intellectuelle, Lettre au Gréco[5], « Le retour du fils prodigue », Kazantzaki indique avoir rencontré un Alexis Zorba et avoir ouvert une mine au sud de la Crète, profitant de l’héritage laissé par un oncle pour répondre à plusieurs exigences ontologiques : celle de l’action pour un lettré consacré à la pensée et à l’écriture ; celle de créer une entreprise qui soit le lieu d’un partage entre ouvriers et patrons, celle de renouer avec son sol natal, la Crète, sa terre et ses entrailles. De fait la Crète est pour le narrateur un lieu symbolique, un lieu impérieux, un lieu intime où coexistent enfance, ancêtres défunts, Antiquité, et où les cris de l’âme sont plus pressants.

     

    Le roman raconte l’histoire des amours de Zorba, qui se terminent par la mort de dame Hortense ; l’histoire des amours du narrateur qui se terminent par celle de la veuve ; l’histoire de deux amitiés qu’éprouve le narrateur, l’une pour un ami absent, Stavridaki (l’ami par excellence, engagé par idéal patriotique), et l’autre pour Zorba, le moins abstrait des hommes, et tous deux meurent en fin de récit ; l’histoire de l’exploitation d’une mine de lignite qui se termine par l’effondrement de celle-ci, puis de l’exploitation de la forêt crétoise, qui se termine par l’effondrement d’un téléférique.

    C’est aussi un roman de l’écriture : le narrateur raconte comment il éprouve le besoin d’écrire un livre sur Bouddha, pour s’en délivrer, et se délivrer de l’enseignement de celui-ci,  et un autre sur son ami Zorba, comme une nécessité contre l’oubli ; dans les deux cas la littérature a la  fonction cathartique d’être un exutoire aux tensions de l’âme. Le narrateur évoque la lente maturation de l’œuvre littéraire, suivie de la frénésie de l’écriture.

    Ce roman  pose en même temps des questions existentielles et ontologiques.

    Dans Lettre au Gréco, Kazantzaki explique avec quelle hâte il enchaînait la rédaction des manuscrits, pour nommer ses angoisses, trouver un équilibre spirituel ;  dans Alexis Zorba le narrateur aussi a ses démons qu’il cherche à nommer.

     Ce roman est alors une quête du bonheur, la proposition d’apaiser les angoisses spirituelles par un hédonisme philosophique : que la vie est faite pour en jouir, que l’homme accomplit sa nature en réalisant, non ses désirs démoniaques qui s’accompagnent d’insatisfaction et d’angoisses, mais des désirs sains et fondamentaux, en accord avec notre être profond,  reconnaissables à leur efficacité épicurienne (plaisir et délivrance, joie de l’âme) : l’ivresse, la nourriture, l’art, la beauté de la nature, l’amitié, la femme[6]. Dans ce roman, Zorba est un prophète qui succombe à la tentation du bonheur terrestre[7] (je veux dire d’une vie en harmonie avec la terre et la chair) et abandonne la quête spirituelle angoissée d’un ailleurs : le bonheur est, maintenant, non dans l’éternité ; l’homme n’obéit ni à Dieu, ni à diable,  ni à un idéal politique, mais à sa nature ;  les grands mots comme patrie, bouddhisme sont des leurres, les popes sont méprisés ainsi que la morale : on aime librement, on vole, on incendie, on mange et on boit, on utilise la religion par intérêt ; mais sans pour cela perdre de vue les mystères supérieurs qui définissent l’humanité : l’existence d’une création, l’existence du beau, la puissance de la femme.

    Zorba incarne cette éthique, lui qui est un homme de chair qui vit dans sa chair les réalités supérieures essentielles.

     

    Le roman foisonne  d’apologues et de paraboles,  de suggestions de vies, d’historiettes truculentes, paillardes, bouffonnes parfois, et ce jaillissement est à l’image de la personnalité de Zorba.

     

    Le personnage de Zorba

     

    Zorba a 65 ans environ (149)[8] et est macédonien. C’est un voyageur ; colporteur en Macédoine et à Salonique (121), combattant en Crète, combattant en Macédoine (Bulgarie) (252) avec Pavlo Mélas. Il connaît le mont Athos, la Bulgarie, Constantinople, les Balkans  (63). Il a travaillé à Pravitsa en Chalcidique, en Russie à Novorossisk, et dans le Kouban. Sindbad le marin est le seul livre qu’il ait lu dans sa vie (205)

     

    Peut-il être un modèle de vie ? « Si je devais dans mon existence choisir un guide spirituel (…), c’est sûrement Zorba que je choisirais. » écrivit Kazantzaki (Lettre au Gréco, page 473).

     

    Or il apparaît comme un bouffon, un incendiaire, un guerrier qui a massacré et violé, un escroc, un voleur, un débauché, un homme qui, quand un caprice le traverse, le satisfait comme un enfant ; sa seule méthode pour éviter la tentation est d’y céder abondamment pour s’en dégoûter. Dieu et diable ne le freinent pas dans ses actes, non plus que les idées abstraites comme celle de Patrie. Il est sa propre norme. Il dira de lui-même : «  il me semble que j’ai cinq ou six démons en moi …j’ai toujours laissé mes démons libres de faire ce qu’ils voulaient … c’est pour cela que certains me traitent de malhonnête… , d’autres d’honnêtes, d’autres de cinglé, d’autres de sage Salomon» (312-313)

     

    Cependant, c’est un personnage attachant, aux multiples qualités, qualités essentielles car elles définissent un homme authentique : aptitude à s’engager, à la bonté, à la liberté, à la sexualité,  à l’art, à la joie, à la métaphysique.

    Il est aimable, d’abord pour la sincérité qu’il met dans ses actes ; ainsi, racontant une histoire ridicule ou bouffonne sur Dieu, la Création, la révolte de l’homme et le péché originel, il l’assume pleinement. Ou bien, provoquant un incendie au monastère, il agit par haine sincère de moines identifiés comme les représentants du mal : il va jusqu’au bout de son dégoût pour eux. Il est aimable pour sa capacité à assumer sa nature et ses choix : sa nature est d’aimer les femmes, et il a cédé à beaucoup ; si son choix est de faire la guerre,  il la fait farouchement et cruellement. « Le bon Dieu déteste cent fois plus le demi-diable que l’archi-diable !» dit-il (260).

    Et sa morale est aussi de savoir rompre brutalement, au nom de la liberté, avec les caprices auxquels on s’est soumis. Ce goût de la libération fait de lui un homme : « Il faut que tu le saches, Je suis un homme.

    -Un homme ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

    -Eh bien, quoi, libre ! » (22)

     Nombreuses sont ses qualités, comme sa générosité, son courage quand il se bat pour la veuve,  sa tendresse pour les femmes vulnérables (par exemple par sa bonté pour Mme Hortense, ou la mendiante du chapitre 2), l’amitié qu’il porte au narrateur, son intuition pour les manques affectifs d’autrui, sa compassion pour le genre humain.

    Enfin ses faiblesses le rendent attachant, comme son angoisse et son incompréhension devant la création.

    Il est remarquable aussi par le dynamisme de sa sexualité, dynamisme né du plaisir (« D’autre paradis que celui-là … il n’y en a pas. N’écoute pas ce que disent les popes …» (120)),  et né du devoir d’éviter la faute de ne pas faire ce qui est fondamental. Le désir est pour lui un mystère éternel, par la force de sa persistance ; par ailleurs Zorba considère les femmes comme des créatures vulnérables à qui il faut faire la charité du sexe (lui-même s’affole à tous les jupons).

     

    Son aptitude à l’art.

    Elle apparaît bien sûr par santouri et la danse ; grâce auxquels le corps exprime ce que ressent l’âme et s’arrache à la matière. Elle apparaît aussi dans sa capacité à s’émerveiller devant le monde comme s’il le découvrait pour la première fois, ce qui est une caractéristique de l’artiste, du poète, des enfants ; par exemple Zorba vient de penser que les pierres sont des êtres vivants ; le narrateur a ce commentaire : « … ma joie était grande. C’est ainsi, pensai-je, que les grands poètes et les grands visionnaires voient toutes choses pour la première fois.  Chaque matin, ils voient devant eux un monde nouveau qu’ils créent eux-mêmes. ». Zorba s’étonne de même devant un simple mulet (176) ou devant la mer : quel est l’artiste qui a bien pu la créer ? se demande-t-il. Il voit l’univers avec spontanéité, avec « «ingénuité créatrice » (Lettre au Gréco, page 473), sans « l’intervention déformante de la raison » et « faisant craquer… logique, morale, honnêteté » (175),  il ressent la création avec émotion et l’interprète.

     

    En Zorba s’expriment des forces qui ne sont pas celles de l’homme civilisé policé, des forces qui lui font dépasser son humanité : ces forces sont une animalité primitive d’une part, et la folie d’autre part.

    Zorba est un  « primitif qui atteint la substance » (175). Il a, d’après la Lettre au Gréco (page 473) « le regard primitif qui saisit de haut comme une flèche, sa proie ».  De fait, cet artiste est aussi un fauve,  il qualifie lui-même l’être humain de « bête fauve » (177) et il ressemble à  nos ancêtres poilus, qui revivent en lui, comme en Kazantzaki lui-même dans Lettre au Gréco, et sa musique est un cri préhistorique : « Akh ! Akh ! cria Zorba du fond de ses entrailles et toute la mince croûte que nous nommons civilisation se fendait, livrant passage au fauve immortel, au dieu poilu, au terrible gorille. » (176) ; dans Lettre au Gréco, il est dit (page 473) qu’il avait un rire venu  de plus loin que ses entrailles : un rire divin ? Un rire animal ? Sa danse elle-même est animale : il hennissait, « hurlait, frappait le rivage de ses larges pieds et aspergeait son visage d’eau de mer » (Lettre au Gréco, page 474)  l’animalité revit en lui mais il est poussé à se dépasser, à avancer vers l’ « abîme » comme d’autres personnages de Kazantzaki, grâce à son enthousiasme, son impatience, son urgence d’enfant.

    D’autre part, la folie est un de ses moteurs spirituels  « Il m’est souvent arrivé dans ma vie d’avoir honte, parce que j’avais surpris mon âme à ne pas oser accomplir ce que le délire suprême -la substance même de la vie -me criait d’accomplir. » (Lettre au Gréco, 474). « Pour ça (la liberté), dit Zorba,  il faut un brin de folie ; de folie tu entends ? Risquer tout ! »(336) «  il ne te manque rien (…) Rien qu’une chose, la folie. Et ça quand ça manque, patron…» (337).

     

    Sa joie.

    «  J’avais connu bien des joies sur cette côte, la vie avec Zorba avait élargi mon cœur, quelques unes de ses paroles avaient apaisé mon âme » (328)

     «  … j’admirais avec quelle crânerie, quelle simplicité, il s’ajustait au monde, comment son corps et son âme formaient un tout harmonieux, et toutes choses, femmes, pain, eau, viande, sommeil, s’unissaient joyeusement avec sa chair, et devenaient Zorba. Jamais je n’avais vu si amicale entente entre un homme et l’univers. » (154)[9]

    « Le but de l’homme est de faire de la joie avec la matière, prétend Zorba. » (306)[10]

    Zorba vit avec enthousiasme et impatience ; il se définit donc par son appétit de manger la vie, comme une nature qui vit intensément (passions pour le santouri, la poterie, la libération de la Crète) dans le présent (et non comme dame Hortense dans le passé, ou comme le narrateur hors du temps, dans la rêverie). Pour lui vivre, c’est « défaire sa ceinture et chercher la bagarre. » (119), ce qui est une façon de dire qu’il faut pleinement confronter son corps au réel. Près de lui la vie est pleine de substance, de saveur. « C’était du sable chaud, finement tamisé, et je le sentais couler tendrement entre mes doigts » (178). Il donne vie aux idées, les incarne, est le corps qui les vit ; paroles, actions sont habitées par une chair vivante qui s’enthousiasme. « J’enviais cet homme qui était là, devant moi, et qui avait vécu avec de la chair et du sang ». (257) dit le narrateur à propos de Zorba.

    Cette appréhension charnelle produit un bonheur à la taille de l’homme : « Comment a-t-il pu se faire que le monde soit si parfaitement adapté à nos pieds, à nos mains, à notre ventre ? » (270) s’exclame, extatique, le narrateur. Cette adéquation de l’homme et du monde est une preuve de la légitimité de la démarche de Zorba car elle réalise une harmonie inscrite dans la Création.

    Cette joie, ce bonheur sont de nature spirituelle ; ils sont un enthousiasme, une ivresse donnée par la divinité : les personnages se sentent habités par une force qui les grandit. Par ailleurs ils sentent que leur joie est une admiration métaphysique, qu’elle est un émerveillement devant la création : mer, pierre, femme ; et ils ont la certitude que leur démarche est saine car elle leur permet de vivre pleinement ce qui est bon.

     

    Il est également remarquable aux yeux du narrateur par son aptitude à poser les questions philosophiques : « J’admirais cet homme dont le cerveau fonctionnait avec tant de sûreté et d’audace et dont l’âme, à quelque endroit qu’on la touchât, lançait des étincelles » (251). « Cet homme, avec son infaillible instinct, avec son primitif regard d’aigle, coupait par des raccourcis sûrs et arrivait, sans perdre le souffle, au faîte de l’effort, -au-delà de l’effort », c'est-à-dire à la vérité. (328) Ainsi il s’interroge sur l’origine du mal, le châtiment, la nature humaine. Il suggère que l’Homme est un révolté dans l’apologue de la Création où le premier humain détient un poignard où est gravé à l’intention de Dieu : « J’aurai ta peau. » (177). Dès lors, Zorba semble une sorte d’Adam, le premier homme révolté, émerveillé devant la nature, et pris au mystère de la femme et du désir.

    Tout cela intuitivement : une bête sauvage, qui a l’aptitude innée à s’élever vers ce qui fait l’homme : charité, art, philosophie.

     

    En créant le personnage de Zorba, Kazantzaki a consciemment créé un mythe, celui d’un homme primitif  qui sait aller à l’essentiel, et vivre le mystère d’exister dans ses dimensions fondamentales : les perceptions, l’action, la femme, l’amitié, l’art, le positionnement métaphysique, la joie.


    Analyse du livre

    Chapitre 1. Pages 9 à 22.

    Au Pirée.

    Rencontre du narrateur et de Zorba, qui est engagé comme contremaître d’une mine de lignite située en Crète, du côté de la mer de Libye.

    Le narrateur est dans une période de rupture : volonté de changer de vie, pour vivre une existence plus sensitive, plus réelle ; il revoit sa séparation avec son Ami, dont le nom est Stavridaki (332).  Défini comme une « souris papivore » (12), il regrette que l’âme soit prisonnière de la chair et ne puisse donc être capable de pressentiment (ce qui se réalisera page 332). Le manuscrit de son Bouddha est vivant en lui, présent en lui corporellement.

    Zorba est surnommé Pelle-à-four (à cause de son physique), Passa Tempo (ou passatempo, c'est-à-dire graines de citrouille grillées (171), Mildiou, etc. (18-19) : la soixantaine, de très haute taille, visage vieilli et souffrant (18), joues creuses et pommettes saillantes, cheveux gris et frisés, yeux étincelants (16-17), petits, ronds et tout noirs(20), mains calleuses et crevassées(20), oreilles d’âne très poilues ( 311). Il goûte la vie avec sensualité, est généreux, déraisonnable et suit ses impulsions (anecdote du contremaître rossé (18)). Passion du santouri appris avec Retsep Effendi (19) à Salonique. Son vocabulaire simple définit l’art et la beauté.

    On croise un marin, le capitaine Lémoni  qui révèle que la libido est plus fortement ancrée dans la nature humaine que la spiritualité (la Vierge, Saint Nicolas) et que la peur de la mort.

     

    Chapitre 2. Pages 23 à 39.

    Traversée. Arrivée page 33 en Crète. Rencontres au village : gamins, mendiante, hommes au café-boucherie « La Pudeur ».Vent d’automne.

    Samedi (40).

    Le narrateur contemple la beauté du monde et  rappelle l’idée bouddhiste qu’il n’est que fantasmagorie (24 et 33) Méprise « toutes les bêtes qui le souillaient (le bateau) –hommes, rats, punaises » (24) (comme Michel dans La liberté ou la mort qui veut se retirer sur l’île de Dia) et prend en pitié les hommes. Allusion à la sainte solitude (33). Dans le chapitre précédent, la solitude est l’état naturel de l’homme. Dialogue sur le contentement et le renoncement du berger et de Bouddha (26). Réflexions sur la liberté (32) comme libération d’une passion.

    Zorba s’est tranché un doigt par passion de la poterie (25). Il définit la liberté essentielle à l’homme (25 ; cf. 22). Il affirme la nécessité de la libido, force vitale en l’homme voulue par son Créateur. Passé de Zorba qui fut colporteur en Macédoine et un combattant sanguinaire pour libérer la Crète des Turcs en 1896 (29) : il analyse l’homme jeune comme une bête féroce enragée qui mange des hommes pour se rassasier. Il pose le problème de l’origine du mal (30-31) et, sans le savoir, celui de la vraie liberté (32) en prenant l’exemple de son ami Yorga.

    On croise Kondomanolio, le cafetier (37), son oncle le vieil Anagnosti (37, 69), Mme Hortense : elle a des points communs avec Zorba : ainsi leur visage est sculpté de vieillesse, ils ont vécu la libération de la Crète dans leur jeunesse, qui est leur meilleur souvenir (32).

     

    Chapitre 3. Pages 40 à 53

    Dimanche (40)

    Le narrateur médite puis déjeune avec Mme Hortense la franque (264) qui raconte sa vie et cède à Zorba.

    Contemplation de la Crète. Rencontre de jeunes filles. Idée que la littérature libère peut-être en exprimant la nature de la peine. Fusion du narrateur avec la mer (42 « et mon esprit, en suivant la vague, devenait vague et se soumettait lui aussi, sans  plus résister, au rythme de la mer »)[11]. Puis Bouddha ou un autre démon semble mugir en lui (42). Il méprise les joies de la chair (43). Idée que Mme Hortense incarne la femme « Derrière chaque femme se dressait, austère, sacré, plein de mystère, le visage d’Aphrodite)… dame Hortense n’était qu’un masque éphémère et transparent… » » (52)

    Zorba raconte l’anecdote du vieillard qui plante un olivier comme s’il ne devait jamais mourir (44). Il vit dans l’instant intensément (mais il a dépassé les futilités du présent (24).

    On croise Mavrandoni, l’ancien du village, un capétan, l’air d’un seigneur, qui a loué la mine de lignite.

     

    Chapitre 4. Pages 54 à 68.

    Lundi (54). Evocation de la routine du dimanche (64)

    Zorba commence les travaux près d’une baraque au bord de la mer.

    Le narrateur observe le réveil de Zorba et du village. Evocation du Guerrier de Rembrandt, figure du combattant  homme vrai et douloureux ; question du sens caché du tableau, d’une statue, d’un oiseau, du monde qui fait signe (56) ; certitude que la vie est une fumée mais gracieuse. Evocation de La Main de Dieu de Rodin qui pose « l’inquiétant et éternel enlacement de l’homme et de la femme », qu’une jeune fille veut refuser au nom de notre liberté vis-à-vis de Dieu, proposition que le narrateur renverse car il pense que Dieu est le nom de notre combat pour notre liberté (59). Le narrateur vit heureux auprès de Zorba conteur, comme son grand père Moustoyoryi à qui les voyageurs contaient leur histoire. Il envisage une utopie ouvrière (64), rappelle un souvenir –autobiographique- : il  avait eu le désir de fonder une association humaniste d’adolescents, association ruinée par le temps (65). Le narrateur pose son problème existentiel : pouvoir quitter Bouddha (qui le fait souffrir, soit qu’il ait à le rédiger, soit qu’il entretienne son angoisse, une impasse), renoncer ou réaliser son idéal de socialisme  fraternel, savoir vivre au contact des humains (67-68).

    Générosité de Zorba qui respecte l’aspiration fondamentale de la femme à la séduction (57) : il raconte l’histoire de sa grand-mère Krystalo qui l’a maudit ; Zorba dit son âge  :65 ans (59). Etonnement de Zorba devant le désir masculin, les prodiges que sont  le vin, l’eau, la femme, l’étoile, le pain (63) ; capacité d’émerveillement devant le mystère divin de la création. Il proteste contre le projet communautaire du narrateur.

    Douceur des métaphores du narrateur, pittoresque parler de Zorba.

    Chaque chapitre semble avoir le même mouvement : d’abord le narrateur observe et médite ; puis Zorba parle et l’enseigne.

     

    Chapitre 5. Pages 69  à 78.

    Soleil d’automne.

    Déjeuner chez Anagnosti. Histoire de sa naissance difficile « né d’un miracle », qui explique qu’il a l’oreille un peu fière, et de l’accouchement de la turque Tzafer Hanoum. On mange les parties du cochon. Bonheurs terriens d’un monde rétrograde. Le narrateur espère une humanité éclairée (75). Il reconnaît l’aptitude de Zorba l’gnorant à trancher les grands problèmes, car il fait corps avec la terre : richesse due à une connivence primitive avec le monde (76). L’âme du narrateur bouillonne comme la mélodie du tigre et il ressent la nécessité d’écrire son Bouddha (78).

    On croise Anagnosti, son père Kostandi, sa mère Kinio et sa femme Kyra Malousia (petit-fils Minas)

     

    Chapitre 6. Pages 79 à 94.

    Le lendemain du chapitre 5.

    Bonheur de la terre et de la mer. Le narrateur se souvient de sa petite nièce Alka à qui il poussait des cornes de joie. Bonheur et spiritualité de la nourriture (81) ; le narrateur se rapproche donc par deux fois du monde d’ici-bas et de ses leçons spirituelles. Le narrateur se souvient de sa faculté à imaginer, enfant, la disparition de son grand-père. Il voudrait recommencer son existence de façon charnelle, avec ses 5 sens en réconciliant l’âme et la chair (89) : pour lui Zorba détient la vérité. Il travaille à son Bouddha.

    Zorba se moque du narrateur car il est comme le corbeau qui voulut vivre en dehors de sa condition. Il raconte des anecdotes de sa vie (82) : son frère Yanni épicier à Salonique, sa fille Phrosso. Le narrateur lui révèle que l’exploitation de la mine n’est qu’un prétexte, l’occasion de réaliser des idées, ce qui fait bondir de joie Zorba qui estimait qu’il volait son ami : il danse symbolisant l’esprit allié au corps qui s’élève, avec la passion de l’impossible. Elle semble si violente que le narrateur craint la dislocation de Zorba. La danse avait exprimé aussi la douleur de celui-ci à la mort de son fils Dimitraki (ou Dimitri, mort à trois ans page 280). Il évoque son travail en Russie dans une mine de cuivre à Novorossisk où un Russe racontait la guerre en dansant. Il révèle au narrateur son projet de construire un téléférique. Pour lui tout a une âme (92). Il évoque le mystère de la femme représenté par dame Hortense (93) et son grand-père Alexis qui pleurait les beautés féminines qu’il ne possèderait pas.

     

    Chapitre 7. Pages 95 à 105.

    On est un samedi (96).

    Le bonheur est terrestre et à la taille de l’homme (95, cf. page 108, propos prêté à Confucius).

    Zorba raconte ses amours avec Sophinka (près de Novorossisk) et Noussa (dans le Kouban) : histoires pittoresques, truculentes, évoquant la facilité sexuelle, le partage sexuel, la fragilité et le mystère de la femme, l’éternité du manège amoureux.

     

    Chapitre 8. Pages 106 à 122.

    Pluie et chagrin ; le narrateur pense à son ami dans le Caucase et lui écrit son bonheur d’être avec Zorba, les variations de son cœur, sa absence d’illusion envers les hommes et les grandes idées,  son regard désabusé et souriant sur l’absurdité du monde, son amitié pour lui.

    Scène de café, où le principal sujet de préoccupation se trouve être la veuve Soumelina.

    On croise « oncle » Anagnosti, Mavrandoni, l’instituteur, le cafetier Manolaki ou Kondomanolio, Sfakianonicoli un berger qui revient de Candie, Manolakas le garde-champêtre neveu de Mavrandoni, Androuli (Androulio p 275) qui est le bedeau ; Pavli (« maladif », « avorton ») le fils de Mavrandoni, Mimitho l’innocent du village, fils de Lénio la pleureuse.

    Zorba essaie de convaincre le narrateur de coucher avec la veuve.

     

    Chapitre 9. Pages 123 à 131.

    L’hiver probablement.

    Zorba décrit un Dieu de pardon. Le fait que la veuve dorme seule l’inquiète. Il est également inquiet pour sa nouvelle galerie, qui s’écroule à la fin du chapitre. Il est indiqué qu’il devine et pressent les mouvements de terrain mieux que personne ; allégoriquement il est l’homme de la terre[12], ne fait qu’un avec elle, un être chtonien supérieur. Dans Lettre au Gréco Kazantzaki évoque l’idée que l’âme humaine et la terre sont de même nature : Zorba est une grande âme, au plus près de la terre ; il est celui qui réalise le mieux la nature humaine.

    On croise le pope Stéphane (décrit page 135). L’ouvrier Michélis remercie Zorba de lui avoir sauvé la vie, à  lui et aux autres mineurs.

     

    Chapitre 10. Pages 132 à 142.

    C’est la nuit de Noël. Page 138, le jour de Noël. Page 139, la veille du jour de l’an. Page 140, le jour de l’an.

    Le narrateur lutte contre la tentation qu’est la femme, démoniaque. Importance de l’Incarnation, importance de la nourriture pour fonder l’homme et la spiritualité (135). Repas de Noël avec dame Hortense qui incarne la femme donc la douceur « Comme la terre est bien assortie au cœur humain ! » (136) Zorba invite le narrateur à profiter de la joie de la Nativité sans se poser de questions. Le narrateur est repris par les souvenirs tristes (139) ; le bilan de sa vie lui semble incohérent ; il désire que son âme échappe à « sa prison de chair ». Il se souvient de l’histoire du papillon qu’on ne peut forcer à éclore trop vite (141) : suivre le rythme naturel des choses est la morale de cet apologue.

     

    Chapitre 11. Pages 143 à 154.

    Jour de l’an.

    Ce chapitre présente deux désirs masculins frustrés, celui de Zorba, celui du narrateur.

    Le narrateur croise la veuve. Notations printanières. Cochon de lait chez la dame Hortense. Zorba a peint un cadeau pour dame Hortense. Sa tristesse. Pitié et désir de Zorba. Dame Hortense livre ses souvenirs sur Ali Bey et Souleïman pacha. Sommeil de dame Hortense. Retour à la cabane où Zorba se tient comme un ascète et réfléchit à son téléphérique.

     

    Chapitre 12. Pages 155 à 165.

    Jour de l’an. Page 157, le lendemain.

    Le narrateur lit Mallarmé et trouve ses poèmes froids, sans chair, exsangues, dénués d’odeur, de substance, de souffle, de terre et de graines, dévitalisés comme la pensée de Bouddha, qui est considéré dès lors comme le dernier homme et comme une force de destruction (156) « Ecrire « Bouddha » cessait enfin d’être un jeu littéraire. C’était une lutte à mort contre une grande force de destruction embusquée en moi, un duel avec le grand Non qui me dévorait le cœur, et de l’issue de ce duel dépendait le salut de mon âme. » (156) ; son travail d’écriture devient une lutte contre Bouddha. Puis il reçoit deux lettres, de deux amis tous deux dans l’action, l’une de Karayanis, en Afrique, grec misanthrope qui n’aime pas les Grecs et fait des affaires, l’autre de l’Ami, Grec altruiste sauvant d’autres Grecs (de Kars, de Tiflis, de Batoum, de Novorossisk, de Rostov, d’Odessa, de Crimée) des Kurdes et des bolcheviks, les conduisant aux frontières de Thrace ou de Macédoine : l’Ami fait allusion au Guerrier de Rembrandt et à Moïse ; il annonce la possibilité de sa mort : un combattant, un patriote, un athée qui ne croit pas au destin ou à la providence.

    De son côté Zorba a trouvé la bonne inclinaison pour le téléférique. Il part pour trois jours à la ville acheter le matériel.

     

    Chapitre 13. Pages 166 à 178.

    Six jours plus tard.

    Lettre de Zorba. Il indique ses indifférences religieuse, patriotique et devant la mort, sa certitude de l’inutilité de l’existence. Il nomme son démon, la peur de la vieillesse, l’explique en racontant l’histoire du moine possédé Lavrentio et exhorte le narrateur à nommer son propre démon pour s’en délivrer. Ses amours à Candie avec la jeune Lola : sa chambre est le paradis voulu par Zorba. Il se confesse au narrateur car il est devenu l’autorité à laquelle il se réfère plutôt qu’à Dieu ou au diable, bref par amitié pour lui. Puis le narrateur médite sur la personnalité de Zorba (175) et, par amitié, le presse de revenir de Candie.

     

    Chapitre 14. Pages 179 à 189.

    Samedi 1er Mars.

    Pour plaire à dame Hortense le narrateur invente une lettre de Zorba dans laquelle il lui promettrait le mariage. Il se souvient d’une servante de ses parents, la vieille Diamandoula que son amour pour Mitso avait rendue folle (182). Scène émouvante où dame Hortense a peur de la mort car on apprend la mort de Pavli, noyé par désespoir amoureux. Le chapitre porte donc sur les dangers de l’amour. Tout le village est rassemblé. Une femme, Delikaterina, demande la tête de la veuve, le narrateur la défend. Anagnosti pleure sur la dureté de l’existence, tout en se présentant, (comme Sifakas dans La Liberté ou la mort) comme comblé par la vie (188). La veuve envoie un panier d’oranges au narrateur en remerciements, en fait comme une invitation galante.

     Joie pleine du narrateur.

     

    Chapitre 15. Pages 190 à 200.

     

    Le narrateur va visiter les ruines d’une cité minoenne où il rencontre un pâtre ; spectacle des grues dont le passage marque les saisons. Les deux événements indiquent la tristesse du temps qui passe. Interrogation : « Qu’est-ce donc que l’âme, pensai-je, et quelle correspondance cachée y a-t-il entre elle et la mer, les nuages, les parfums ? » C’est le thème de l’identité de nature de l’âme et de la terre. Rencontre d’un vieillard, sa femme, sa fille : ils se rendent au monastère de la très sainte Notre-Dame l’Egorgée : noblesse et hauteur de vue de ce vieillard ; ceci rappelle un passage de la Lettre au Gréco :  «  des hommes simples, des paysans crétois, suivant l’impulsion du fond de leur être, gravissent sans perdre haleine les plus hauts sommets où puisse atteindre l’homme la liberté, le mépris de la mort, la création d’une loi nouvelle » (469) ; paix et douceur, plaisir esthétique au monastère , jusqu’au moment où le narrateur entend le mot « éternité » qui le replonge dans ses obsessions « Je sais que l’éternité est chacune des minutes qui passe…ô Terre … tu ne me laisses vivre qu’une seule minute, mais la minute devient mamelle et je tête. » Le mot éternité est comparé au mirage de l’eau d’un puits ; et le narrateur espère que Zorba le délivrera à jamais du mirage des mots.

     

    Chapitre 16. Pages 201 à 212.

    Zorba est revenu avec des cadeaux et apprend la fable de la promesse de mariage ; il veut monter au monastère faire signer le contrat du téléphérique et se faire pardonner ses dépenses. Il joue du Santouri, et les ouvriers se mêlent à la danse, exultation : « Le voilà, le vrai filon que je cherchais. Je n’en veux pas d’autre. »

                Le narrateur explique les prouesses des moines tibétains à Zorba, indiquant ainsi l’existence d’un au-delà pour l’homme ; comme le narrateur dans le chapitre précédent, Zorba s’emporte ; le narrateur lui propose alors la nourriture, le retour au charnel, pour que le corps calme l’âme. Puis Zorba devine que le narrateur voulait jadis bâtir une communauté pour intellectuel ; Zorba se propose d’y introduire la sensualité : musique, femmes, alcool.

     

    Chapitre 17. Pages 213 à 224.

                En route pour le monastère, rencontre du père Zaharia « possédé » par un diable, Joseph ; « Un cerveau infirme, comme un corps infirme, provoque chez moi, tout à la fois, compassion et dégoût », dit le narrateur (216), reprenant là le sentiment de Kazantzaki[13] et du capétan Michel[14] sur les lépreux. Légende de Notre-Dame de la Vengeance. Le site du monastère est fait, à la mesure charnelle de l’homme, pour élever l’ âme (219). Critiques envers les moines qui n’ont pas échappé au monde : Zorba explique sa méthode pour se délivrer des tentations et son choix de vie amoral de prendre ce qui se présente, y compris en le volant. (224)

     

    Chapitre 18. Pages 225 à 238.

                Réflexion sur la Vierge : «  … de ses entrailles périssables est sorti quelque chose d’immortel. » (225). Sensibilité du narrateur à la douceur de la Grèce et à sa permanence à travers les siècles symbolisée par l’icône de saint Bacchus (226). Négociations avec l’higoumène. Allusion à la chanson évoquée dans La Liberté ou la mort : « Baise-moi, mon petit, après je serai de nouveau ta tante. ». Colère et mépris de Zorba pour les moines. Le narrateur pense au Christ qui ne voulait pas mourir (229). Nuit mystérieuse où Dométios tue Gabriel. Rencontre avec l’évêque aux trois théories. L’archange Michel fait signe à Zaharia de brûler le monastère. Pour le narrateur la vie monastique en ce lieu  est pleine de noblesse, mais sans âme (236). Présence de Dieu dans différentes merveilles de sa création (237). Zorba termine les négociations victorieusement et conseille Zaharia pour l’incendie qu’il projette.

     

    Chapitre 19. Pages 239 à 249.

                Dame Hortense vient réclamer le mariage à Zorba qui finit par la consoler : fiançailles. « Qu’est-ce qu’on doit faire patron ? rire ? pleurer ? » demande Zorba (245). Il déclare que Zeus, le grand séducteur sacrifié à toutes les femmes, mérite le paradis. « … moi, je les vis, tous les mystères que tu dis … je n’ai pas le temps de les écrire » (247). Il envisage d’ouvrir une agence matrimoniale. Pour le narrateur, Zeus se penche sur la Terre comme Zorba sur dame Hortense  (le narrateur ainsi recourt à un mythe qui dépeint le monde comme doué de sensibilité, de sexualité, de sensualité.)

     

    Chapitre 20. Pages 250 à 261.

                Zorba raconte l’histoire de son grand père Hadji et escroc (251), puis raconte sa guerre : les deux histoires indiquent le pouvoir trompeur des idées sur l’homme, que l’homme est un fauve, que Zorba s’est délivré de la patrie, de l’argent, des popes ; sa compassion charitable s’étend à l’humanité entière, bons et méchants.

                Le lendemain tous deux s’émerveillent conjointement de la nature. Bénédiction du premier poteau du téléphérique avec le pope Stéphane (sa femme s’appelle Papadia) et les notables.

     

    Chapitre 21. Pages 262 à 273.

    Jour de Pâques.

                Joie païenne  de la résurrection. Maladie de dame Hortense. Le repas se change en joie, en danse, en folie. Zorba fait l’apologie de la jouissance, se qualifiant de Sindbad le marin (265) : amour, gourmandise ; il prédit l’indifférence de Dieu aux péchés des hommes ou bien l’amour plus fort de Dieu pour le fils débauché en une fable qui évoque la Bible (266), puis un dieu à l’image de Zorba. Après ce discours, le narrateur fait l’amour avec la veuve. Rêve de la négresse géante, érotico mythique (269).

    Le lendemain le narrateur dit avoir trouvé la réponse simple, celle du bonheur : corps rassasié, esprit apaisé, car  « l’âme est chair » (269). Ce qui rappelle la dernière tentation du Christ : faire un choix entre bonheur simple et angoisses métaphysiques. Bouddha également est renié, ainsi que sa théorie selon laquelle le monde est une illusion et quelque chose qu’il faut rejeter : du réel on jouit pleinement ; le narrateur en a terminé avec son manuscrit sur Bouddha. Il passe au village, où garçons et filles dansent autour de Fanourio « le fameux joueur de lyre ». A la demande de dame Hortense, il envoie Mimitho chercher le médecin de toute urgence et reçoit un cadeau de la veuve.

     

    Chapitre 22. Pages 274 à 286.

               Danse de Sifakas le berger : le même homme vit et meurt dans chaque génération ; répétition éternelle de la vie. Androulio le bedeau annonce la venue de la veuve. Combat de Zorba et de Manolakas. Mavrandoni égorge la veuve. Zorba proteste contre la mort qui prend les êtres jeunes. Le narrateur intellectualise le drame, lui ôte chair et sang, en le faisant entrer dans la chaîne perpétuelle de la vie ; en revanche Zorba vit physiquement le deuil et en souffre. Dame Bouboulina va mourir et le médecin n’est pas venu. Le narrateur empêche que Zorba et Manolakas ne s’entretuent.

     

    Chapitre 23. Pages 287 à 301.         

                Rêve de Zorba. Tristesse de Mimitho. Agonie de dame Hortense : Les diseuses de mirologues, Malamaténia et Lénio sont pressées car le pillage des biens de la défunte commence. Elle meurt dans les bras de Zorba. Le narrateur a ce commentaire : «  C’est cela, la vie, me disais-je, bigarrée, incohérente, indifférente, perverse. Ces primitifs paysans crétois entourent cette vieille chanteuse venue du bout du monde et la regardent mourir avec une joie sauvage… » (294). On rit, on mange, on se dispute, mouches, cadavre, on chante le mirologue ; c’est l’absurdité de la vie ; Zorba se retient de pleurer. Fanourio vient faire danser ; trois notables viennent faire l’inventaire pour les pauvres, en vain, car tout est pillé ; on enterre la Franque sans pope et Zorba emmène le perroquet.

     

    Chapitre 24. Pages 302 à 316.

                Angoisse de Zorba sur l’absurdité des événements. Le narrateur défend le thème de la terreur sacrée, sommet de l’âme humaine : métaphore des vers sur la feuille : on constate l’existence du mystère  effrayant de notre condition, et les réponses sont pauvres : poésie, résignation, révolte. Révolte de Zorba. Le narrateur se sent changer. Silence de Zorba, dû au chagrin ; puis il parle de son cœur «  ce balafré » (308), et rappelle qu’il est l’homme qui vit concentré sur le présent. Leur conversation est qualifiée de « minutes d’une profonde valeur humaine » (308). Arrivée de Zaharia qui a incendié le monastère  et s’est ainsi délivré de son diable. Le narrateur et Zorba rêvent de la danse qui permettrait de faire comprendre les buts de l’existence humaine (313). Fable d’Hussein Aga racontée par Zorba : Dieu est incompréhensible et infini mais le cœur de l’homme le contient. Goût du narrateur pour les apologues. Zaharia est mort et Zorba médite d’utiliser son cadavre : l’angoisse métaphysique l’a quitté pour la joie et la magouille.

     

    Chapitre 25. Pages 317 à 333.

    Veille du 1er mai.

                   Inauguration du téléphérique. Zaharia retrouvé mort au monastère. Effondrement du téléphérique. Zorba et le narrateur mangent le mouton seuls ; histoire du Capétan Rouvas et de ses soldats, dont Zorba, qui, encerclés par les Bulgares, bravaient la mort en mangeant du mouton. Le narrateur danse : en cela, il a changé. Zorba danse comme un archange révolté : « l’effort chimérique de l’homme pour vaincre la pesanteur ». (326) Rires malgré les malheurs, joie, délivrance, fierté de ne pas être abattu..

    Le 1er mai page 328.

                   Apologue de la tempête par Zorba. Lettre de l’Ami, Stavridaki, aux frontières de la Géorgie, en route pour Batoum, vainqueur : il incarne l’homme qui se dévoue à une idée, à l’humanité (un homme du 2ème type selon la distinction de la page 313). Joie,  puis rêve prémonitoire annonçant la mort de l’ami. Reprise page 332 d’une idée de la page 313 ;  selon laquelle l’âme communie avec celle du monde : les messages mystérieux, (…) une certitude primitive, (….) l’âme des premiers hommes telle qu’elle était avant de s’être tout à fait détachée de l’univers, lorsqu’elle sentait encore directement, sans l’intervention déformante de la raison, la vérité. » ; cf. «  … nous n’avons pas encore, hélas ! confiance en notre âme » (sous entendu : elle sait avant la raison) (339).cf. « …tous, hommes, animaux, plantes, astres, nous ne faisons qu’un, nous ne sommes qu’un unique substance qui mène le même terrible combat. Quel combat ? Transformer la matière en esprit » (313). Son âme s’affole devant le mystère de sa condition et  la Grande Certitude (333),  c’est-à-dire la mort, l’angoisse de la mort, et la question semble être pour l’homme de savoir apprivoiser ces peurs, soit par l’efficacité de la joie à vivre, soir par la raison, « la deuxième ligne fortifiée », de l’âme du narrateur.

     

    Chapitre 26. Pages 334 à 348.

                   Apre séparation : le narrateur a besoin d’écrire pour s’en délivrer ; il est prisonnier de sa nature d’écrivain. Selon Zorba il lui manque la folie, les élans fous, les désirs qui rendent libre. (336 et 337). Pour expliquer comment les vrais hommes se séparent, Zorba explique comment son père s’est dépris du tabac (338).

    A Candie, télégramme annonçant la mort de l’Ami.

                   Cinq années passent.

                   Allusion à la guerre mondiale (la deuxième d’après Lettre au Gréco). Cartes de Zorba, du mont Athos, de Roumanie,  de Serbie : mariage de Zorba avec Liouba, et exploitation d’une carrière de pierre blanche, découverte de la pierre verte essentielle, trois éléments repris dans Lettre au Gréco. Connivence secrète de l’âme du narrateur avec celle de l’Ami mort, qui se plaint et erre.

    Au Péloponnèse, le narrateur rêve de Zorba. Violent désir d’écrire son histoire. Rédaction de celle-ci. Soula, la petite paysanne apporte la nouvelle de sa mort venue de Skoplje, en Serbie : il est mort en maudissant les popes et en aspirant, en buvant la vie, en s’émerveillant devant le monde et en le hennissant.


    Lexique

     

     

    aman : mot turc, interjection exprimant la supplication (note de Press Pocket (121)

    Armatole(251) : membre armé d’une milice chrétienne.

    Batoum (164) : ville de Géorgie sur la Mer Noire.

    Bouboulina : Lascarina Bouboulina est une héroine qui  combattit les Turcs (1771-1825). 

    Caliban in La tempête de Shakespeare (38) : fils d’une sorcière, incarnation de la force brute à la fois soumis au magicien Prospero et en révolte contre en lui.

    Canavaro : nom inventé d’un amiral (49)

    caroubier : grand arbre méditerranéen à feuilles persistantes.

    comitadjis (62 ; 252): sorte de maquisard ?)

    Digénis Akritas voir note page 164 de l’édition Press Pocket.

    Hadji : chrétien qui a fait le pèlerinage au Saint Sépulcre.

    hassapiko (22) : danse qui se fait en groupe; du turc hassap, boucher, c’est la danse des bouchers etymologiquement.

    hochequeue (113) : bergeronnette

    Karaghueuz : le guignol grec d’après l’édition press pocket page 10

    Kars (164) : ville à l’est de la Turquie

    klephte (251) du grec klephtès « brigand », dans la Grèce ottomane, montagnard vivant surtout de brigandage et luttant pour l’indépendance de son pays.

    Kouban : fleuve de Russie qui se jette dans la mer d’Azov.

    lignite : aux veines brun sombre (33) ; cette roche organique provient de la décomposition du bois et contient environ 70% de carbone ; valeur calorifique trois fois moindre que la houille.

    mahonne (57) : la mahonne était une sorte de galéasse utilisée par les Turcs. 

    mamaliga (340) : bouillie de maïs.

    medjidié (222) : monnaie turque (note de l’éditeur, édition Press Pocket)

    molène (34) amère : plante de lieux incultes comme le bouillon-blanc.

    Novorossisk : ville de Russie sur la mer Noire

    Odessa (164) : ville d’Ukraine sur la mer Noire.

    Panaït Istrati (18) : écrivain roumain de langue française (1884-1935).

    penzodali (22) : danses

    Rostov (164) : ville de Russie, sur le Don, près de la mer d’Azov.

    simandre (233) : disque de bois tenant lieu de cloche, les Turcs ayant interdit celle-ci.

    Skoplje ( 347) Skopje est la capitale de l’actuelle Macédoine.

    Souda (49) : port de la Canée en Crète ; baie vaste et abritée actuellement base stratégique de l’OTAN

    Tiflis (164) : autre nom de Tbilissi, capitale de la Géorgie

    villeuses (pierres villeuses) ( 308) : velues

    Zeïmbékiko (22, 325) : danse guerrière ; danse d’hommes.

     

     


    [1] source internet : Sophie Bernier htpp://www.jbphi.com/etudiants_travaux/kazantzaki_bernier_sophie.html

    [2] La mine se trouvait au sud du Péloponnèse, d’après Sophie Bernier.

    [3] source internet Françoise Chatel de Brancion htpp:// www.forumuniversitaire.com/confonline-litterat02.asp

    [4] Sophie Bernier, ibidem.

    [5] Lettre au Gréco, de Nikos Kazantzaki, 1956, éditions Plon .

    [6] Le femme et non n’importe quelle sexualité : aucun amour non traditionnel n’est approuvé dans le livre et d’autre part la femme représente le mystère sacré, fondamental, antique, éternel, mythique, l’autre que soi, la pulsion si forte qu’elle ne peut être qu’un fondement de notre être « Jeune ou décrépite, belle ou laide …  derrière chaque femme se dressait, austère, sacré, plein de mystère, le visage d’Aphrodite » (52).

    [7] cf le dernier rêve du Christ dans La Dernière tentation du Christ, de Nikos Kazantzaki.

    [8] Les chiffres renvoient à la pagination de l’édition Press Pocket d’Alexis Zorba

    [9] Le narrateur reprendra la même idée, comme clef du bonheur, citant Marc-Aurèle : « Regarde la marche des astres comme si tu tournais avec eux .Cette phrase de Marc-Aurèle emplit mon cœur d’harmonie » (261)

    [10]  Quant à lui  le narrateur nuance cette opinion, indiquant qu’il y a des hommes dont le combat est de « transformer la matière en esprit » (313)

     

    [11] Kazantzaki, dans Lettre au Gréco, raconte qu’il vivait dans son enfance de telles émotions.

    [12] Le vrai Zorba se prénommait George, d’après Sophie Bernier, donc celui qui travaille la terre.

    [13] Lettre au Gréco.

    [14] Dans La Liberté ou la Mort, de Nikos Kazantzaki, 1953.


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  • La Liberté ou la mort, de Nikos Kazantzaki. 1956, éditions Plon, collection Presses pocket. Titre original : « Le Capétan Michel »

     

     

     Le Capétan Michel,  a été écrit par Nikos Kazantzaki en 1953 et publié en 1956 sous le titre La Liberté ou la mort aux éditions Plon, dans la traduction de Gisèle Prassinos et Pierre Fridas.

     

    Eloge 

    Ce livre dit l’amour de la Crète : on y vit,  on y reconnaît, on y sent vibrer l’âme crétoise. On y respire le parfum des citronniers, l’odeur de la terre et des pierres, la brise caressante et tiède. Il évoque la lumière sur les rochers crétois,  la douceur de la terre nourricière de l’homme, qu’elle soit crétoise, turque ou autre. La sensualité du raki et la suavité du narguilé. Candie à l’heure turque. Douceur grecque, douceur orientale.

     

                C’est un livre aux mille portraits, aux mille histoires d’hommes ou de femmes à l’étrange destin : celle du bossu qui creusa la montagne, celle de la vieille qui attendit vingt ans la mort blottie comme un fœtus dans une caverne, celle du centenaire analphabète qui n’apprit à lire qu’au soir de sa vie pour pouvoir revêtir son village d’inscriptions hostiles à l’ennemi, celle du Turc qui aimait le porc et la sainteté, celle de la vieille qui fit fusiller son fils car elle savait la douleur des mères en deuil de leurs enfants, celle du Crétois qui porta son âne sur son dos dans la mosquée.

     

                Ce livre raconte des passions héroïques, les actes démesurés d’hommes qui méprisent à la fois la mort, les femmes, les Turcs, -ennemis héréditaires, les intellectuels, les européens, les métropolites et les higoumènes, mais qui sont si près de leur idéal et du Dieu universel. Il fait vivre des hommes qui sont parfois des fauves, des tueurs presque saints.

     

                C’est le roman d’un auteur qui s’interroge sur sa condition d’homme devant Dieu, paisible, joyeuse, mélancolique ou rebelle. Kazantzaki est celui qui sanglote devant un monde trop beau et trop dur, devant l’énigme de sa condition d’homme, qui lutte pour définir son visage, qui crie sa passion, le mystère de Dieu et cherche à s’en libérer.

     

                C’est un roman qui présente l’Homme comme pris en ce monde entre deux tentations, celle de la terre et de la sensualité, sexe et gourmandise, - quand souffle le vent du sud et que les fruits gonflent, tout le monde fait l’amour - et celle de l’interrogation mystique.

     

    « Aïeul bien aimé (…) tu t’es levé du tombeau et tu as pris la forme d’un rêve pour venir me trouver » écrivit Kazantzaki dans Lettre au Gréco[1]. Kazantzaki à son tour, chaque fois que nous ouvrons ce roman multiple et foisonnant, devient notre aïeul, se lève et vient nous enchanter.

     


     

    Résumé

    C’est l’histoire d’une révolte crétoise contre l’occupant turc, l’histoire de deux peuples ennemis, qui s’affrontent et se ressemblent : désirs de vengeances, désirs de liberté, massacres, soulèvement, défaite.

    C’est aussi l’histoire de la révolte du capétan Michel, chef de village, chef de clan, chef de guerre au prénom d’archange, contre sa honteuse et obsédante passion pour une esclave fatale, Eminé. Pour elle il quittera le combat au monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, et à cause de cela le monastère sera détruit ; coupable, Michel se maudira, décidera de tuer Eminé pour s’en délivrer, et se jettera sans retour dans la lutte armée.

    C’est aussi l’histoire, pour certains personnages, de la révélation de l’identité crétoise. Le petit Thrassaki, au fil du roman apprend à devenir un capétan. Pet-de-loup, l’instituteur faible et bossu, l’avorton mâle, se métamorphose, accède au meurtre, à la fornication, au fusil, révélant les qualités de ses ancêtres. Kosmas, l’intellectuel Crétois européanisé et renié, devient un combattant et meurt en symbole de la révolte ; et son éloignement de la race et de la tradition que représentait son mariage avec une juive est anéanti.

    Le roman commence par un portrait de Michel et la présentation de ses amis et voisins habitants de Candie. Le capétan était devenu le frère de sang de Nouri bey,  symbolisant la fraternité humaine et haineuse des deux peuples ennemis qui cohabitent, Turcs et Grecs. Entre les deux hommes liés par le serment, comme entre les deux peuples, le conflit est inévitable ;  « Entre lui et le capétan Michel avait coulé un fleuve de sang » (23) : Manousakas, un frère du capétan, a tué le père de Nouri bey. Puis le capétan l’humilie devant Eminé, une belle circassienne ; le sang des ancêtres se lève en Nouri bey comme il se lève en Michel ; Nouri bey tuera Manousakas, le frère du capétan, mais mourra de ses blessures ; les Turcs n’auront cesse de le venger ; Théodoris, fils de Manousakas tuera des Turcs ; répression et guerre s’enchaîneront jusqu’à la mort de Michel sur son Golgotha.

     

    Epoque

    Le roman commence au dernier jour de mars, en 1889 ;  le récit est daté pages 66 (« au seuil de 1889 », 86 et 159 (« … il y avait onze ans de cela, pendant la Révolution de 1878…»). Une incohérence cependant : il est dit page 476, à la fin du roman, que Sifakas avait 30 ans en 1821 ; comme il meurt centenaire, l’événement devrait se  produire en 1891 ; or le récit semble se dérouler sur moins d’une année.

                    Le roman rappelle un certain nombre d’événements historiques antérieurs :

    -la révolution de 1821 pendant laquelle les Turcs pendirent le Métropolite de Candie ;

    -le soulèvement  de 1854 ;

    -le soulèvement de l’année 1866 pendant laquelle Kostaros tua le père de Nouri ; où Manousakas rencontra sa femme Christina, un 14 juin ; où eut lieu l’explosion du monastère d’Arcadi dans laquelle mourut Kostaros ;

    -le soulèvement de 1870 pendant lequel se battit Katérina, l’épouse du capétan Michel ;

    -le soulèvement de 1878.

     

    Résumé par chapitre

     

    Chapitre 1, pages 7 à 44. Premier soir à Candie : portrait du capétan Michel ravagé de fureurs sombres, de sa sauvagerie, de la sauvagerie et de la détermination de ses ancêtres ; sa fraternité avec Nouri ; problèmes posés par les provocations de Manousakas et le charme d’ Eminé. Problème posé par Kosmas, un neveu de Michel : il est devenu un intellectuel et s’est marié avec une juive. En contrepoint, présentation de personnages du peuple de Candie : marchands, coiffeur, vieilles filles.

     

    Chapitre 2, pages 45 à 87. Nuit et matin : le vent a traversé la ville, un vent de sensualité qui touche aussi bien le Pacha que le Métropolite, le Capétan Michel,  les lépreux, Kayambis et Garouphalia ; histoire de Kayambis ; le peuple de Candie (Touloupanas le boulanger, Kassapakis le docteur) est présenté à son réveil ; projets de sortie et obsession érotique de dame Pénélope ; plusieurs personnages comiques (Effendine, Pitsikolos). Michel va à Saint-Jean sermonner son frère Manousakas. Michel et Nouri envisagent symétriquement les morts de leur famille, morts qui appellent vengeance : le frère de Michel, le père de Nouri ; tous deux chevauchent en colère ; à cause d’Eminé, des hontes sexuelles différentes les habitent ; tous deux rentrent en même temps à Candie, mais par des portes opposées.

     

    Chapitre 3, pages 89 à 118. Nuit de samedi à dimanche ; dimanche. Début de beuverie chez Michel qui veut noyer ses obsessions (avec Effendine, Kayambis, Bertoldo, Ventousos, Yanaros). Messe. Tremblement de terre[2] qui entraîne la rencontre d’Eminé et de Polyxinguis. Différentes scènes de bonheurs grecs et turcs. La petite Charmille est enlevée par des garnements.

     

    Chapitre 4, pages 119 à 151. Apologie de la Russie par l’archevêque. Flash-back : réflexions du pacha, (soucis d’autorité et de sexe). Nouvelle journée de beuverie, jusqu’au mardi matin. Jalousie envers Polyxinguis. Problème du mariage de Pet-de-Loup. Pénitence ridicule d’Effendine. Le souvenir d’Eminé met en rage le Capétan qui vide un café turc de ses clients, poussé par deux démons.

     

    Chapitre 5, pages 153 à 196. Après un orage (métaphorique), discussions chez le pacha, puis chez l’archevêque. Deux images fantasmatiques symétriques : la Crète crucifiée, le paradis du mahométan aux arbres couverts d’armes. Rencontre du pacha et du métropolite. Avril page 173 : amours remâchées du capitan, de Nouri bey ; amours réussies d’Eminé et Polyxinguis. Fin avril page 176. Semaine sainte : montée des tensions. Thrassaki va brûler des maisons juives le jeudi saint (177). Beuverie de trompe-la-mort au cimetière, mardi de Pâques (186) : Polyxinguis dit que sa nièce se marie « après-demain » (187).

     

    Chapitre 6, pages 197 à 228. Mariage de Vanguélio et de Pet-de-Loup : le lendemain est le mercredi de Pâques (205). Rivalité déclarée de Polyxinguis et de Michel. Mort du frère du Capétan, Manousakas le jeudi de Pâques (L’avant-veille, page 212 Michel était entré au café ; la veille Manousakas avait tiré un coup de feu à l’intention de Nouri,  et indiqué que le baïram était le surlendemain, page 205). Enterrement mémorable de Manousakas : on saute au-dessus du mort, par mépris de la mort.

     

    Chapitre 7, pages 229 à 269. Avril passe. Fête du 29 mai de Constantin Paléologue. Maladie de Nouri bey. Malheurs domestiques de Pet-de-Loup. Polyxinguis demande au capétan Michel d’être

    témoin à son mariage : 2ème querelle. Amours de Polyxinguis et d’Eminé, qu’on catéchise. Discussion entre Idoménée et Pet-de-Loup. Début par Théodoris, 40 jours après la mort de Manousakas, de la vendetta (pages 253, 249). Episode autobiographique du nègre Souleïman qui attaque le Capétan au yatagan (pages 256-257) et divers incidents anti crétois. Bertoldo et le muezzin sont symétriquement malmenés. Accalmie et attente. Dimitros Pitsikolos part dans la montagne avec son parapluie. Michel apprend l’infirmité de Nouri, va le voir ; ce dernier se suicide.

     

    Chapitre 8, pages 269 à 302. Enterrement de Nouri : comment sacrifier son cheval ? Reprise de la vendetta (Meurtre de deux vieillards chrétiens. Meurtre d’Agathangélos. Meurtres symétriques. ). Le pacha est débordé. Combats de Théodoris. Rencontre du pacha et du métropolite. Expéditions turques avortées contre le capétan Michel. Fable de Barbayanis dépeignant la vigne dévorée par un bouc. Tourments du pacha. Rêve de fête nationale de Michel. Fantasme guerrier de Michel page 282. Thrassaki parodie la messe. Mort de Diamandis empoisonné par Pet-de-Loup : réaction des différents personnages.  On ferme les portes de Candie (cf. Lettre au Gréco où Les Turcs massacrent les Crétois après avoir fermé les portes de la ville). Les habitants fuient dans les montagnes. Début du ramadan (290). Risques de pogroms anti-grecs. Débarquement  imposant et pittoresque, sous les yeux de Thrassaki, d’une armée turque à Candie. On défonce des maisons. Vanguélio se pend. Hatzissavas est envoyé à Athènes pour demander des secours. Michel se dispute avec Polyxinguis. Pet-de-Loup commence à se métamorphoser. Krassogeorgis va faire sortir ses voisins de Candie. Michel prend la tête d’un groupe combattant, écrit à son neveu Kosmas, sauve Paraskévas de Souleïman.

     
    Chapitre 9, pages 303 à 338.  Au cœur de l’été (317). Bonheur turc en contraste avec une scène de massacre mené par le nègre Souleiman. Mort de Paraskévas, viol de Charmille. Mort d’Idoménée. Effendine sauve Michel en faisant croire à une cavalcade de Saint Minas. Le métropolite exige du pacha une trêve. Michel quitte Candie avec son petit clan (Ventousos, Mistigri, Kayambis, les femmes et les enfants et même Bertoldo) pour prendre part à la révolte ; destination : chez Sifakas à Pétroképhalo. Stéphanis va partir en bateau à Syra. Polyxinguis a établi son quartier général à Kastéli. Jour de l’Assomption (323). Réunion des 14 capétans olympiens ressemblant à des immortels. On fabrique l’armement, on catéchise Eminé ; pensées amoureuses de celle-ci ; dégoût et colère amoureux de Michel. Pet-de-Loup, métamorphosé, soupe chez Polyxinguis ; ses amours à Kastéli. On va partir délivrer le monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, assiégé pour des raisons expliquées ultérieurement, page 343..
     
    Chapitre 10, pages 339 à 369.  Automne. Evocation de la Crète et de ses souffrances dans l’indifférence de Dieu. Aux revoirs tentateurs de Polyxinguis à Eminé (moment de bonheur éternel « Pense aussi à ta femme, capétan Polyxinguis ! »), puis sobres adieux de Michel à sa femme. Histoire du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, du roi Nicéphore qui le fonda, de son higoumène et de la vendetta menée contre lui. Combat de l’higoumène contre trois Turcs le 1er septembre (343). Départ des Turcs pour ce monastère et d’un groupe qui doit enlever Eminé. Mendicité des réfugiés crétois à Athènes. Stéphanis mendie à Syra au nom des insurgés, puis obtient des denrées, un bateau et prend la mer. Ventousos demande à Anopoli l’hospitalité à Georgearos tout en ignorant son deuil, page 348[3]. Mode de vie du coiffeur Zacharias (349). Siège du monastère dégagé par Polyxinguis (350), puis par Michel (354). Honte de Michel qui combat en ne pensant qu’à Eminé. Ventousos lui apprend qu’elle a été enlevée et il déserte. Chute du monastère. Repli de Polyxinguis sur Kastéli. Supplice de l’higoumène. Récit de la délivrance d’Eminé envoyée aux Koriakès chez Kalio, une tante de Michel. Michel arrive au monastère en ruines. Soulèvement de la Crète. Le capétan Elias sermonne Michel à Vryssès (363). Michel tue Eminé aux Koriakès (369).
     
    Chapitre 11, pages 371 à 411. Fin d’automne. Méditation sur la Crète. Sifakas apprend à écrire. Dimitros Pitsokolos fait une brève apparition. On rit de Bertoldo qui charme les femmes. Thrassaki apprend à tirer à la carabine. Mastrapas et Krassseogeorgis viennent chercher refuge chez Sifakas qui accepte d’héberger leur famille mais les envoie tous deux combattre dans la montagne. Thrassaki joue avec Manolios et Andrikos. Les hommes du Capétan menés par Ventousos passent pour décharger le bateau de Stéphanis, arrivé à Sainte-Pélagie. Ventousos raconte à Sifakas la vérité sur le désengagement des puissances européeenes dans les affaires crétoises et sur le comportement du Capétan. Un evzone donne à Sifakas une lettre de son petit-fils Kosmas, qui est à Syra de retour d’Europe (383). Nostalgie de Sifakas qui évoque les jours où ceux de sa génération défiaient la mort dans la danse et le vin. Déchargement du bateau de Stéphanis. Thrassaki lit à Sifakas la lettre de Kosmas : les nouvelles sont très mauvaises. Yanacos, métamorphosé, s’habille en Crétois à cause de son projet de mariage avec Pélagia, la fille du capétan Elias, brûle ses autres vêtements, et reçoit un fusil ; Sifakas maudit les Francs. Mitros l’evzone rejoint Michel. Histoire d’Errico, ou Henri, le Français philhellène impressionnable qui offre ses jumelles à Michel (398) : ces deux faits montrent que la race crétoise prend le dessus. Les troupes turques accentuent leur pression. Jusqu’auboutisme solitaire de Michel et de son clan ; le pacha jure sa perte. Michel attend l’aide de Polyxinguis. Ventousos remet les denrées et munitions apportées par mer. Thrassaki joue à la guerre avec sa bande (Haritos, Manolios, Andrikos) : dispute avec Haralambis pour la prééminence. Haridimos vient les chercher. On apprend que Sifakas voulait savoir écrire « LA LIBERTE OU LA MORT ».
     
    Chapitre 12, page 413 à 455. Hiver. Femmes, enfants et combattants du capétan Michel sont assiégés dans une grotte, mais sauvés par Polyxinguis. Michel révèle à Polyxinguis que la Grèce les a abandonnés, que la guerre est sans issue et qu’il a tué Eminé. Nouveau démon d’orgueil du Capétan : il se déclare au-delà de la mort (415 ; cf. 417 : « Qui peut m’atteindre ? … la mort, elle, ne peut rien sur moi… je suis une espèce d’Arcadi ») ; il veut se faire sauter, comme une Arcadi immortelle. Sifakas couvre le village de l’inscription « La Liberté ou la Mort ». Arrivée et passé de Kriaras le rimeur ; il donne de fausses nouvelles réconfortantes puis il développe la métaphore de la Crète souffrante et du Christ page 423. Point de vue du pacha sur la révolte ; Sélim, son esclave noir, lui fait part des prédictions d’Hamidé Moula pour le réconforter, puis point de vue inquiet du métropolite qui attend Kosmas, messager envoyé par la Grèce. Arrivée de Kosmas et Noémi à Candie. Histoire de la sœur de Kosmas, Maria, rendue folle par le père (429). Le fantôme du père hante la maison. Rencontre conflictuelle de Noémi et de sa belle famille. Kosmas apporte au métropolite les nouvelles de Grèce ; le métropolite envoie Kosmas en mission auprès de Michel pour le convaincre d’arrêter le combat. Anecdote du berger crétois libre (elle est aussi dans Lettre au Gréco). Récit de la rencontre de Kosmas avec Noémi la désespérée, page 439. Malaise et fantôme chez Kostaros. A Pétroképhalo, Sifakas va écrire sur l’église de son village et tombe. On  va chercher Moustapha Baba pour le soigner. Sifakas envoie Kostandis chercher trois capétans centenaires (Mandankas, Katsirmas, et le maître d’école d’Ebaro) et Kosmas pour qu’ils assistent à sa mort page 451. Conférence entre le Capétan et Polyxinguis sur la nécessité de la reddition. Michel envoie Ventousos, Kayambis et Mistigri dire au métropolite qu’il ne se rend pas. Kosmas veut emmener Noémi avec lui dans la montagne, mais elle a un malaise.
     
    Chapitre 13, pages 457 à 491. Brève évocation de la Crète. Kosmas, conduit par Kostandis parcourt la montagne crétoise et se sent appelé au combat. Kostandis lui raconte le mariage de Sifakas et de Lénio, puis la façon dont il a égorgé Hussein l’Albanais, pour lequel il a fait vœu de boire l’eau du ruisseau où il l’a tué à chaque fois qu’il y passerait, et enfin l’héroïsme maternel de Kostandinia ; Koubélina raconte elle-même ses actions héroïques ; on mentionne les morts mal enterrés de ce village détruit (l’auteur multiplie les signes de vives douleurs ineffaçables, le souvenir brûlant des massacres) ; Koubélina garde les pierres rougies du sang de son fils ; Kosmas l’intellectuel va devenir un guerrier. Inversement, Sifakas qui se fait porter dans sa cour pour mourir, se pose des questions philosophiques : il interroge les trois vieux capétans sur le sens de la vie : Mandakas répond qu’il a vécu en aveugle mais que le sens de la vie est de réaliser sa liberté ;  Katsirmas le corsaire répond que vivre c’est assumer sa nature de fauve ;  le maître d’école d’Ebaro répond en jouant de la lyra, exprimant ainsi les sentiments qui bercent l’âme, l’idée d’harmonie qui règle le monde, la réalité de l’appel divin qu’exprime la musique, la nature de l’âme ; il répond donc que la musique exprime la douceur surnaturelle de Dieu qui nous appelle et qui est la vraie aspiration de notre nature. Mort de Sifakas en harmonie avec la musique. Kosmas dort avant de partir trouver Michel et rêve du fantôme terrible de son père : celui-ci va s’en prendre à Noémi.
     
    Chapitre 14, pages 493 à 526. L’hiver. Kosmas monte avec Haridimos dans la montagne. A Candie, les habitants reprennent leur routine, comme Polyxinguis, démoralisé, ruminant son regret d’avoir déposé les armes, ou comme le pope Manoli. Stéphanis va mourir, les jambes arrachées par un boulet. Ventousos décide de repartir combattre. Négociations financières entre le métropolite et l’usurier Harilaos qui, en profiteur, refuse de prêter à faible intérêt aux Crétois ruinés par la guerre. Pet-de-loup fait des leçons patriotiques à ses élèves. C’est la veille des vacances de Noël. Barbayanis et Effendine, toujours compères, se livrent à la bouffonnerie. Le métropolite et le pacha se rencontrent chez Archondoula: ils dorment. Retour de Pitsokolos ;  Aristotélis pleure sur la transmission de sa boutique ; comme pour Kassapakis, leur vie reprend comme au début du roman. Noémi prie la Vierge, mais le fantôme du beau-père la frappe au ventre, et elle fait une fausse couche. Pensées de Kosmas dans la montagne qu’il gravit avec Haridimos pour aller trouver Michel ; la Crète, la culpabilité, l’appel du combat ressuscitent en Kosmas : il se demande quelle est sa place ; Haridimos lui raconte l’histoire d’Androulios, l’avorton bossu qui a taillé le village de Vénérato dans la montagne. Ultime combat de Michel : il a compris que le bien était la liberté et la mort ; un certain Yanaros choisit de quitter le combat avec Krasseogeorgis, Mastrapas et 20 hommes ; 6 hommes restent : Mistigri, Kayambis, Théodoris, et deux colosses. Arrivée de Kosmas, puis de Ventousos. Mort de tous ces combattants, le Capétan brandissant fièrement la tête de son neveu comme un drapeau d’immortalité, un symbole de la Crète éternellement révoltée et renaissante, éternellement libre.
     
     
    La signification du roman 

     

    I) La liberté et le combat

                La liberté et la mort, lit-on à la fin du roman, La Liberté ou la mort, page 518, et ce « et » semble l’ultime formulation par le capétan Michel du sens qu’il donne à sa vie. La mort le libère des démons intérieurs et entre autres du démon patriotique. La mort est libre choix, aboutissement logique, libre réalisation d’un destin que l’homme s’est choisi ; non pas suicide mais orgueil d’être. Il n’y a pas de salut, disent les combattants à la fin du roman : la mort libère de cette impasse.

                La liberté et la mort, c’est une morale du combat ; avoir une âme, c’est lutter, lutter pour se libérer : «  L’âme humaine n’est pas un marchand, capétan Kabanaros, c’est un combattant (...) ;  l’âme humaine … tient une épée » disent les vieux Grecs qui tiennent conseil pendant la révolte armée (La Liberté ou la mort, page 328). « Et tu te crois le seul à avoir une âme ? », dit Théodoris à Michel pour lui montrer qu’il est prêt à mourir sur le mont Séléna.

                La vie véritable, la vie virile est celle de Michel, elle est exemplaire car elle est une vie que l’homme donne au monde, réalisant l’héroïsme de vivre, sans espérance, comme un roi qui a choisi sa voie et abandonne la gloire, l’espérance, la peur et plonge dans l’abîme.[4] Elle est un sacrifice de soi pour se réaliser.

                Cette vie était celle du père de Kazantzaki: « Mon père était un guerrier et la guerre était le chemin qu’il empruntait pour délivrer et pour se délivrer. »[5]

    A la fin de Lettre au Gréco[6], Kanzantzaki lui-même, lutteur mystique, se compare à un guerrier : «  je suis couvert de blessures et je me tiens debout (…)  je suis couvert de blessures, toutes reçues de face. »

               

     

     

     

    II) L’amour de l’humanité

    1. Deux peuples qui devraient fraterniser.

    Grecs et Turcs sont frères et Kazantzaki souligne leur ressemblance en faisant vivre des personnages symétriques : Effendine Crottin et Barbayanis, tous deux bouffons, tous deux les seuls à pouvoir voir Saint Minas ; le Pacha et le Métropolite, les deux vieillards qui vivent dans le luxe ; Nouri Bey et le capétan Michel, les deux frères de sang qui incarnent la virilité, aiment la même femme et dans le sang de qui vivent d’exigeants ancêtres, et qui chevauchent l’un sa jument blanche et l’autre son étalon noir au même moment ; le muezzin et Polyxinguis qui se réjouissent semblablement et au même moment du bonheur de Candie (page 84, La Liberté ou la Mort).

                Crétois et Turcs ont les mêmes aspirations. On lit page 98 dans La Liberté ou la Mort : « Comme les chrétiens, ils (les musulmans) ne  demandaient pas grand chose, eux non plus : une bonne nourriture, de braves femmes, un cœur content ; aussi bien dans ce monde que dans l’autre ». Page 112, ibidem,  ils éprouvent le même bonheur dans Candie, après le tremblement de terre. Ils éprouvent également les mêmes fureurs vengeresses.

                L’un et l’autre peuple regrette le prix du sang qu’il faut payer : page 331 on se prépare au combat ; « -Qui boira ce vin, se demandaient les Crétois, qui pétrira le pain de la nouvelle récolte, qui fêtera Noël ? Les mères regardaient leurs gaillards de fils, les femmes regardaient leurs maris et leurs sœurs, meurs frères. Elles les regardaient et voyaient la Mort derrière eux. » Et page 352 : « …les soldats turcs ensevelissaient leurs morts, aux aussi et soignaient les blessés. Silencieux, ils regardaient les feux allumés et pensaient à leurs femmes et à leurs enfants laissés là-bas au fin fond de l’Asie Mineure. Qui labourerait le champ, qui creuserait la vigne, Qui apporterait du pain à la maison pendant leur absence ? »

     

    2. Une humanité multiple sous le regard de son créateur

                Kazantzaki fait vivre toute une humanité comique, l’histoire de mille vies sous le regard de son créateur, Dieu ou le romancier, une comédie humaine crétoise (et dans une mesure moindre, turque). Parce que notre monde est fait de milliards de vies, le roman, à l’image de ce monde, fourmille d’existences admirables, pittoresques ou drôles, et leur nombre témoigne de la puissance de la vie. On voit donc tout un peuple crétois aux mille personnages et aux mille historiettes, telle celle de Pet de loup qui empoisonna son beau-frère et  dont la femme se pendit ; celle de Barbaryanis le marchand de glaces bouffon héroïque au jour de saturnales, celle des six clients du capétan Michel, obligés de ripailler en carême sur l’ordre de leur patron. Celle d’Effendine Crottin, le turc à la voix d’ange qui n’ose traverser le grand fleuve des rues. Celle du rabbin innocent qui offre une rose à un incendiaire. Des femmes effacées, obéissantes De frivoles commères. Des mères héroïques qui sacrifient leurs enfants pour sauver ceux des autres femmes.

              A cette humanité participent des personnages remarquables, parfois si fameux que leur introduction dans le roman donne lieu au développement d’une anecdote, même si ce sont des personnages très secondaires, inutiles à l’intrigue ; parfois leur histoire est une allégorie qui révèle leur rapport à la mort ; par exemple la grand-mère de Michel  (page 10), ou Kollyva, le fossoyeur. Kayambis, lui, un jeune époux arraché à la vie pour aller mourir au Séléna, se cache parce qu’il a tué son frère ; ainsi ce personnage secondaire est-il une allégorie de l’humanité, de Caïn tuant Abel, des Crétois et des Turcs en lutte. Parfois parce que ces personnages, comme l’Higoumène du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, ont un passé héroïque qui fait d’eux des crétois mythiques.

     

    3. Une humanité regardée avec amour

    Je crois que Kazantzaki regarde bon nombre de ses personnages avec attachement et attendrissement, quand leurs petits défauts font leur prix, car la vie les ridiculise ou les meurtrit et ils ont droit à son amour : c’est  peut-être le regard de Dieu sur sa création. Ainsi, Kazantzaki écrit dans Lettre au Gréco, à propos de ses voisins (page 59): « Je ne peux pas me souvenir de nos voisins sans que montent en moi à la fois le rire et les larmes. Les hommes alors n’étaient pas tous coulés dans le même moule, à  la douzaine, mais chacun d’eux était un monde à part, il avait ses bizarreries à lui, sa façon propre de rire, de parler, il s’enfermait chez lui, gardait cachés par pudeur ou par crainte ses désirs les plus secrets et ces désirs se déchaînaient en lui et l’étranglaient, mais il ne parlait pas et sa vie prenait un sérieux tragique.»

    Cet extrait contient selon moi la double vision de Kazantzaki sur le monde : une création pittoresque, aimée ; mais le constat que les hommes, insatisfaits et tragiques ne réalisent pas leur être.

     

    III) Le bonheur de vivre

                Cette humanité tragique et drôle,  goûte le plaisir de vivre, de participer avec bonheur à la comédie humaine. Dans la Liberté ou la mort, des hommes de trois religions, le rabbin (page 431), le muezzin (page 84), l’higoumène (page 343), Polyxinguis jettent un regard d’admiration sur la beauté du monde. Beauté de la nature, sous le regard de Dieu.

    Le roman développe le thème de la douceur de vivre en Crète, de la campagne qui nourrit comme une mère ; la Crète est luxuriante avec ses oliviers, ses vignes, ses troupeaux ; le narrateur mentionne, comme dans Alexis Zorba, le vent qui fait pousser les concombres et gonfler les seins. Par exemple le magasin de sieur Dimitros, page 10, regorge d’épices ; Dimitros lui-même, gourmand, tient un journal des nourritures dont il s’est délecté. La maison de Nouri regorge d’objets luxueux, page 29. Le café de Candie semble le paradis terrestre : chants, narguilés, beautés des deux sexes, calme, odeurs de citronnier, de chèvrefeuille, de basilic : « les Candiotes s’arrêtaient et aspiraient l’air odorant, enivrés par tant de douceur », page 113. Garouphalia trouve le bonheur dans la sexualité et pense, en regardant son mari et les rues brillantes, odorantes et fleuries de Candie, page 90 : «  Qu’est-ce qu’ils racontent,  les popes ? Le paradis, c’est ça, c’est ici ! Mon Dieu, je t’en prie, ne m’en donne pas d’autre ! »

    Dans Lettre au Gréco, page 179, Kazantzaki raconte qu’il a été hébergé par une vieille femme ; le repas sentait bon, la vieille revivait : « j’ai senti une fois encore combien le bonheur sur la terre est fait à la taille de l’homme. ».

    Kazantzaki exprime donc le plaisir de vivre, la tentation qui dirait que le paradis terrestre est chez les hommes, fait des bonheurs de l’amitié et des sens ; cela  rappelle La Dernière Tentation du Christ, où Kazantzaki représente Jésus sur la Croix rêvant de s’asseoir sur le seuil de sa maison, tenue par Marthe et Marie, tandis que passerait au loin le cortège dépenaillé et furieux des apôtres.

     

    IV) L’évocation de la Crète

    Elle est un être vivant qui bouge dans le tremblement de terre (105-106), vivante et sensible comme une personne, pour Michel, faite de milliers d’ancêtres toujours vivants dans son sol (262)

    Elle est évoquée aussi comme pauvre mère souffrante, page 326, au conseil des capétans. « Cette mère en deuil, pieds nus, affamée, ensanglantée les bras levés vers le ciel ».Elle souffre de sa servitude et de la mort de ses enfants. Kriaras le rimeur, page 423 dépeint la Crète délaissée de Dieu à qui le Christ confie un anneau : anneau de chaîne, ou anneau de fiançailles ? Et les Crétois de souffrir dans l’incertitude d’une aide divine.  Sur un dessin de Mourtzouflos, page 163, la Crète est identifiée au Christ agonisant, et elle pleure car Dieu l’a abandonnée à ses bourreaux. Justement, Dans Lettre au Gréco, Kazantaki raconte que, jeune, il avait interprété une icône comme le symbole de la Crète opprimée : ange et diable étaient respectivement le roi des Grecs et des Turcs.

    Elle est aussi une mère sacrée car elle engendre des héros (page 457) : elle incarne le mystère de la maternité et le mystère de l’héroïsme. Elle est alors la sainte Crète, voire un miracle accueillant, vivifiant, régénérateur, créateur : « Le mystère de la Crète est profond. Celui qui met le pied sur cette île sent une force mystérieuse, chaude, pleine de bonté, se répandre dans ses veines, et son âme grandir. » [7]

    Elle saigne ses fils et est comparée à une bête dangereuse par Kosmas, page 430.  Il ajoutera : « La Crète a quelque chose d’inhumain. On ne peut savoir si elle aime ou si elle déteste ses enfants. Ce qui est certain, c’est qu’elle les fouette jusqu’au sang » (467). Elle ressemble à un monstre marin gisant sur la mer, pages 92,  93 [8].

    Elle est enfin l’allégorie de la révolte, incarnée en cela par Michel : « La Crète, c’est moi », dira-t-il.

     

    V) Un tableau de la barbarie : des exempla virtutis, des modèles de vertu et de virilité.

    1. Un peuple dur

    La Liberté ou la mort comporte non seulement des passages héroïques, mais aussi un exotisme de la dureté, du « être un homme », de la virilité farouche, de  la violence qui se fait obéir. Morts, massacres, supplices.

    Les personnages sont qualifiés de « fauves » ; le cheval, admiré les hommes au début de La Liberté ou  la mort, est l’emblème de la force sauvage de la nature.

    Les Crétois apparaissent comme un peuple barbare : il refuse l’éducation, méprise les instituteurs, l’Europe (page 158), méconnaît son passé minoen et néglige les « bizarreries » qu’exhument les fouilles. Thrassaki, qui fait l’admiration de son père est un petit voyou qui capture une fille, met le feu chez le rabbin, méprise les faibles. On roule les cartouches dans les feuilles des vieux livres des monastères. Le vieux Sifakas se marie dans la violence, menaçant d’incendier des maisons et enlevant sa fiancée.

    On retrouve cette barbarie dans le tableau que fait Kazantzaki de sa famille dans Lettre au Gréco : ils viennent d’un village nommé Les Barbares et sont capables, comme le capétan Michel, de tuer la femme qu’ils aiment, de se taillader pour apaiser leurs passions et de refuser de faire l’amour en temps de guerre.

    Ivresse, colère, amour, sentiment d’injustice, rébellion contre Dieu ou diable sont les démons qui habitent ce peuple de révoltés (page 66) à l’âme d’acier, d’hommes terribles (page 10) appelés à souffrir (page 69). A la fin du roman meurent  les personnages de quatre générations, l’aïeul Sifakas, Michel, Kosmas, et son bébé. Mais ils sont tous exemplaires, ou sacrifiés à l’intransigeance de la race ou aux exigences du combat. Leurs morts expriment la force de la Crète et suggèrent son éternité, tant cette race d’hommes marque de son empreinte ses descendants : même Kosmas l’occidental, même Ventousos, le joueur de lyra oenophile,  meurent dévoués à la Crète.

     

    2. L’hérédité

    Les Crétois sont conçus comme une race, où les personnages héritent leur destin de leurs aïeux : le capétan Michel est la résurrection de son grand-père Michel le Fol (page 9) ; et son fils Thrassaki ressuscite en lui (page 283). De même Manousakas ressuscite en Théodoris (page 275) et en Kosmas.

    Le saint higoumène de la page 344 sent vivre en lui ses ancêtres, comme Michel, comme d’autres. Parfois ils réclament vengeance à leurs descendants. Parfois leur fantôme semble se matérialiser et agir sur les vivants, comme Kostaros sur Noémi. Pages 105-106 de Lettre au Gréco, la réalité de la présence des ancêtres, qu’ils vous répondent au cimetière ou habitent les vivants, est affirmée. Cette donnée psychologique explique le caractère intransigeant et violent des personnages, poussés à agir par les fauves dont ils descendent et qu’ils admirent, mais elle implique aussi que les personnages n’échappent ni à leur sang, ni à leur parents : c’est une fatalité, c’est un destin, c’est la fierté qui les pousse à se révolter ou à dévorer la vie ; c’est aussi un pas vers l’immortalité, car les ancêtres existent par-delà la mort, dans l’autre monde assurément, mais aussi dans le nôtre.

    S’esquissent alors des demi-dieux tentés de défier la mort.

     

    3. Le mépris de la mort

    Il est affiché par ceux qui sautent au-dessus du cadavre de Manousakas après avoir festoyé près du mort : sauter et manger, c’est affirmer son énergie vitale, les forces de la vie. Kollyva le croque-mort qui dépouille les cadavres est insensible à la mort : celle de sa femme ne lui arrache pas un mot d’émotion. Polyxinguis méprise aussi la mort, au nom de son amour de la fête : il a préparé dans son sépulcre une armoire de raki (page 82) : il boit et chante avec Idoménée, Kollyva et Ventousos. De même des ancêtres dépeints par Sifakas avaient ripaillé et frappé le sol, lieu de l’ensevelissement (page 385) : étaient réunis dans cette scène  la danse, le vin, le bouc égorgé, les chantres ; tout le village, des fauves aux mollets poilus, frappait la terre pour dire son mépris de la mort ; le tableau que fait d’eux Sifakas effraie l’un, qui voit en ces morts des êtres à part (en cela il les divinise), mais emporte l’adhésion enthousiaste du petit-fils de Sifakas. Sifakas reproche leur mort à Dieu : en cela il lui tient tête, devient comme un dieu, comme ses contemporains qui méprisent la mort, ses contemporains qui déchaînent leur animalité (des fauves, le bouc égorgé, l’ivresse) pour accéder à un changement de statut. Cette forme de révolte est inscrite en Sifakas, le centenaire exemplaire, unanimement admiré, qui incarne un Crétois supérieur.

     

    4. Certains personnages ont un caractère divin

    Pages 12-13 arrive un montagnard qui ressemble à  un bouc et à saint Mamas, le patron velu des bergers ; Kostandis, quant à lui, est « mi-homme, mi bouc » : ces personnages sont empreints d’animalité, celle des fauves dont ils descendent, ou celle des satyres de l’Antiquité. La race semble alors remonter à des temps immémoriaux. Sifakas, « rappelait un de ces dieux immortels de l’Antiquité » (page 324). Comme Alexis Zorba il a u n formidable appétit de vivre : « il avait encore soif du monde » (page 323), et incarne l’énergie vitale.

     

    5. La mort exemplaire : des exempla mortis 

    La mort complète le portait du personnage. Ces morts ou ces attentes de la mort ne sont jamais ridicules ; elles définissent l’individu dans son rapport à la vie, à l’au-delà, au passage. La mort est celle qu’on attend volontairement et qui est à l’image de notre être.

    La grand-mère de Michel, ermite de la mort, l’attend pieusement 20 ans, recroquevillée dans une grotte, son tombeau, un crucifix à la main.

    Katsirmas, lui, veut mourir comme une pieuvre tapie dans les rochers, seul, ignoré, car il est désespéré de lui-même : « Celui qui n’a plus de force, disait-il, n’a pas droit à la vie. » (page 325 de La Liberté ou la mort). Ce qui est conforme à sa conception de l’existence. Ce pirate n’a vécu que par la force, et au nom de la force ; sénile, il ne se reconnaît plus que le droit à se cacher.

    On retrouve les mêmes vieux moines pleins de foi dans La Liberté ou la mort, (page 284), et dans Lettre au Gréco, pages349- 350 : un higoumène a préparé sa tombe ; il y a gravé le mépris de la mort : « Hé, hé, la mort, je n’ai pas peur de toi ! », car  il attend l’immortalité ; et il ajoute : « Pourquoi en aurais-je peur de la vieille masque ? C’est une mule, je la chevaucherai pour qu’elle me mène jusqu’ à Dieu. »

    De même l’higoumène du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ meurt (page 361), supplicié et joyeux dans une vision patriotique et chrétienne à la fois.

    Sifakas avait prévu sa mort, gardant un bélier noir pour son enterrement (page 323). Il meurt au milieu de sa ferme, en propriétaire, étendu de tout son long sur la terre qui l’a créé, à son contact, comme Zorba au contact des éléments[9], en homme avide de respirer le monde ; enfin sa mort en public, dans la cour, est celle du patriarche qui règne sur son clan et, en le voyant, Kosmas s’étonne qu’on puisse mourir avec tant de grandeur (page 451). Elle rappelle celle du grand père de l’auteur faisant ses dernières recommandations (agricoles et mythologiques) à ses fils, et bénissant son petit fils (Lettre au Gréco, pages 61 et suivantes.).

    Michel enfin meurt en haut d’une colline plus près de Dieu, brandissant une tête coupée comme étendard de la Grèce, fixant ainsi la figure du Révolté.

     

    VI) La religion  

                La religion n’a pas la part belle. Ainsi la femme de Kosmas, à la fin de La Liberté et la mort, prie-t-elle en vain la Vierge.  Le pope de Candie Manoli exerce son sacerdoce comme on fait ses courses, en remplissant sa soutane de denrées à chaque sacrement.

                Les higoumènes et les métropolites sont jouisseurs, violents, leur messe inaudible et ennuyeuse, les fidèles sont bigots. Sensualité du clergé. Sensualité de la religion des agas (pages 148 et 168). Kazantzaki indique, dans Lettre au Gréco, qu’il voulait être évêque, mais «  beaucoup plus tard, quand j’ai vu ce que faisaient les évêques, j’ai changé d’avis ; pour être digne de la sainteté que je désirais passionnément, je n’ai plus voulu faire rien de ce que font les évêques ».

                Chez Kazantzaki, autant que je le devine, la quête de Dieu s’opère en dehors de la religion ; c’est par exemple l’émerveillement de l’enfant devant la création, reconnue comme le jouet magnifique de Dieu ; ou bien c’est l’angoisse du lutteur dans la recherche mystique du visage de Dieu. « Le bois de la vraie croix c’est le courage » (La Liberté ou la mort, page 353) ou « le bois de la vraie croix, c’était tout simplement son cœur (le cœur de l’homme) » (ibidem page 329. Ces phrases nous ramènent à un homme qui cherche seul son chemin, à l’écart du clergé. C’est en dehors de la religion que Kazantzaki part, esprit torturé, à la recherche de Dieu[10]. Il existe pense-t-il, mais peut-être l’âme et le monde ne sont-ils qu’un même chaos, peut-être n’y a-t-il pas de salut, peut-être Dieu n’est-il que le visage du désespoir, peut-être n’est-il qu’un fauve terrible qui, tel Cronos dévore ses enfants les hommes ; ou peut-être n’apparaît-il, bon et glorieux qu’à un désespéré.

     

    VII) Portrait du capétan Michel : un surhomme appelé à mourir

    En bon Crétois, il porte le costume traditionnel avec le serre-tête. Ses yeux, barbe, moustaches, cheveux sont noirs (page 127). Une canine s’avance de sa bouche, signant son caractère de fauve : il est le « capétan Sanglier ».

    Il est hors du commun des hommes par sa force, son caractère implacable et intransigeant, son courage, trois traits qui font de lui un héros d’aventures. De sa force témoigne le fait qu’il a jeté Nouri bey sur le toit de son magasin, et seul, sans armes, a désarmé le nègre Souleiman dans un combat qui paraissait perdu d’avance. Il brise volontiers une chaise et force ses adversaires à lâcher leur arme en leur serrant le poignet. Nul ne peut discuter avec lui, ni sa femme qui l’aime, prête à mourir à sa place devant Souleïman, ni Gabriel Polyxinguis, l’autre capétan archange. Pour ne pas déchoir devant son fils, courageusement, sachant qu’il va à une mort presque certaine, il ira sauver Paraskévas  promis au massacre au milieu de plusieurs Turcs (pages 301-302). Ainsi, il refuse tout ce qui est indigne d’un homme comme la lâcheté et la faiblesse.

     

    Une morale : être « un homme »

    A ce titre il n’obéit à personne ; il n’aime pas que d’autres capétans comme Polyxinguis ou Elias lui fassent la leçon, il n’obéira pas aux demandes du Métropolite de déposer les armes.

    A ce titre,  il déteste l’instruction (page 284), car elle éloigne les garçons du vrai savoir : tirer, se battre, être courageux ; elle entraîne une dégénérescence de la virilité.

    Il déteste les lépreux : en effet ils l’écœurent car ils ne correspondent pas à  l’idéal humain du Crétois ; le lépreux est le contraire du fauve ; son corps rongé n’est pas celui plein de force et d’énergie de Michel. Ce mépris est celui qu’éprouvait pour eux le jeune Kazantzaki à Mégalo Kastro (Lettre au Gréco page 75).

    D’autres choses enfin l’écoeurent, comme les « manifestations sentimentales » (page 75) peut-être trop peu viriles, et les popes, probablement parce que les religieux ne sont pas des ascètes et qu’ils ont compromis la religion ; cependant il respecte Dieu (page 183).

     

    Ses démons

    Il est également exceptionnel par la violence des démons qui le hantent, véritable violence intérieure et  passionnelle dont il souffre : on lit page 92, dans La Liberté ou la Mort : «  « Qu’est-ce que je peux bien avoir ? … Je deviens fou ? » Le sang lui monta à la tête, ses yeux rougirent, il lui sembla que son cerveau allait éclater. » Puis suivent trois visions : la première de la Crète vue comme un monstre, la deuxième, ses ancêtres pendus à un grand platane, la troisième, Eminé qui l’appelle. Page 219, il voit le corps de son frère Manousakas, une grande flaque de sang au pied d’un chêne. Il est donc parcouru de démons qui rongent son cœur : ce sont le désir de libérer la Crète ; les ancêtres velus qui se lèvent en lui, comme des passions qui le tourmentent le poussent à la violence, la vengeance, et  la révolte ; l’amour enfin, honteux, qui le détourne de son devoir patriotique. Pour calmer ces démons, il chevauche sa jument hors de Candie ou enferme des bouffons dans sa cave pour manger, boire et oublier. Parfois il chasse les agas des cafés. Un coup de couteau dans sa propre cuisse l’apaise. Il souffre tant de voir la Crète asservie, qu’ il s’en prend à Dieu (page 147).

     

    Son désir de solitude

    Il est à  distance des autres et craint. Sa solitude désigne sa différence, de même que son désir d’habiter Dia (page 318), qui traduit une aspiration à l’infini, l’attente d’un univers dur et purifié des hommes, un goût ascétique de la solitude : des pierres, la mer amère et hostile, un désert où il aimerait vivre seul comme un moine, dans la pureté, et partant, dans la liberté.

    De même, il a le désir d’habiter parmi les fauves : « Les hommes sont vraiment insignifiants, des guignols, tous ! » (page 130) ; eau, verdure, hommes le dégoûtent. Mais il aime sa jument blanche et l’étalon noir de Nouri, fauves à son image.

     

    La mort promise       

              « La Liberté ou la Mort » est l’inscription que porte son drapeau page 322. Car à cette nature d’homme hors du monde, seule la mort au sommet de la Crète, sur le mont Séléna, semble une issue. Il se découvre en même temps comme le symbole de la Crète, un exemple de révolte et de liberté. Il accède ainsi à la fin du roman à l’abstrait, lui le combattant sauvage, fruste qui déteste les intellectuels : il se crucifie pour sauver la Crète.

     

    Michel, père de Kazantzaki

              Le capétan Michel est en partie à  l’image du père de l’auteur : dans Lettre au Gréco, Kazantzaki attribue à son père l’épisode du yatagan arraché à un Turc ivre et ivre de meurtre, qu’il donne à un enfant pour qu’il taille ses crayons, marque de mépris[11]

    Le père de Kazantzaki avait décidé de tuer sa femme et ses enfants si les Turcs attaquaient sa maison et y entraient : la situation se retrouve dans La Liberté ou la Mort.

    Il ressemblait à un cheval[12], hennissant, couvert de poils et fumant de sueur. Sa présence était insupportable, glaçant les personnes présentes dans la maison. Il était anticlérical. Il désirait, sombre, la liberté de la Crète. Tous ces traits se retrouvent dans le personnage du capétan Michel.

     

    VIII) Eminé et Noémi

    Eminé Hanoum, comme la veuve de Zorba le Grec, est un fauve à la souple démarche qui hume l’odeur des hommes. Le nom que le baptême lui aurait donné est Héléni, du nom d’Hélène de Troie, la beauté qui fut ravie et déclencha des guerres L’amour qu’elle inspire et qu’elle éprouve est physique.

                Eminé est le nom d’une fillette turque qui avait fait forte impression  à Kazantzaki (Lettre au Gréco page 43), une fillette à l’odeur de musc, comme son homonyme du roman.

     

              Noémi, l’épouse de Kosmas est un des rares personnages tendres, une des seules figures apitoyantes de ce livre aux héros cruels. Quand Kosmas la rencontre, elle allait se suicider, désespérée. Originaire de Russie, blonde et juive, « aux yeux pleins de douceur, d’abandon et de crainte », elle semble comme ses ancêtres, « tristes et persécutés » (page 431), résignée, à la différence des Crétois ; elle est l’héritière de la persécution, de l’horreur, de l’infamie et semble vouée à la peine. Jeune, maigre, pâle, fatiguée, angoissée, effrayée, semblant un cygne blessé dans le troupeau d’oies des ménagères, elle est rejetée par les Crétois. Semblant orpheline, détestée par sa belle-sœur, abandonnée par la Vierge qu’elle prie pour son fils, au mari décapité, perdant son bébé, convertie, elle se trouve à la fin du récit plus seule qu’au début.

              Kosmas est celui qui  la protège ; entre eux, moments de tendresse, moments de désir, parcelles d’éternité (page 455). Elle représente ce que l’homme a de plus précieux : l’amour, la vie : « La force de l’amour est immense », dit le narrateur de leur relation (page 454). L’échec de son intégration en Crète signifie le rejet de ces valeurs sentimentales par les Crétois, l’échec de l’espoir.

              Il représente également leur refus de s’ouvrir sur le monde, de la tolérance, de l’acceptation de l’autre.

              Noémi représente également l’univers de la Bible, la pensée juive : l’échec relatif de ses relations avec Kosmas peut symboliser une position théologique de Kazantzaki : amour, attirance, puis rejet de Yahvé, abandon de l’idée d’un dieu  vengeur et jaloux ; union improductive d’un Crétois métaphysiquement révolté et de la Bible, comme est inféconde l’union de Kosmas et de Noémi.

     

              En anagramme les noms d’Eminé et de Noémi se recoupent, l’une étant peut-être opposée à l’autre : l’une désirée de tous les mâles, l’autre méprisée et rejetée, même des femmes ; l’une que Polyxinguis laisse pour partir combattre dans la montagne, l’autre que Kosmas veut y emmener ; l’une pleine de vie, uniquement charnelle, audacieuse, l’autre maladive et incarnant un amour complet fait de désir et de tendresse.

     

     

    IX) L’aspect autobiographique

    Nombre de détails de La Liberté ou la Mort, l’œuvre ultime, se trouvent déjà présents dans Lettre au Gréco.  Dans cette œuvre romanesque, roman d’aventures nourri d’enlèvements, de batailles, de duels, Kazantzaki revient sur sa vie : certains personnages ressemblent à ceux de son enfance, d’autres à ses ancêtres ; ainsi il les fait renaître et leur rend hommage.

    D’autre part, l’ombre terrible du père plane sur l’œuvre : le personnage du capétan Michel est une recréation du père de Kazanzaki,

    Enfin le roman comporte comme l’autobiographie un déchiffrement du sens de l’existence, une interrogation sur ce que c’est qu’être Crétois, sur l’altérité qu’il y a à être un intellectuel en Crète.

     


    Index des personnages

     

    Agathangélos : moine tué à Angarathos (page 273).

    Ali Aga : turc débonnaire, petit vieux, pauvre et dépenaillé, voisin de Michel, à la voix d’eunuque, sans sexe précis. Il tricote, passe son temps avec les femmes et vit d’aumônes (pages 76-77 et 502-503). Page 502, après le soulèvement, il a dépéri. Il se retrouve peut-être dans Lettre au Gréco page 85 : « Le Turc qui vendait des couronnes de pain, l’homme glabre à la voix fluette ».

    Andrikos : fils de Krassogeorgis et ami de Thrassaki.

    Androulios, dit le Lutin :l’avorton qui a taillé la montagne et créé le village de Vénérato. Son histoire est pages 515-517.

    Archondoula (aussi orthographié Arkondoula) : vieille fille, fille de feu un drogman de Constantinople (page 57) son frère est sourd muet, un peintre marqué de petite vérole (pages 58 et 508). Chez elle, page 500, se rencontrent le pacha et le métropolite.

    Aristotélis : droguiste apothicaire dont les sœurs sont surnommées les Trois Grâces (Aglaé, Euphrosine dite Frossini, et Thaleia) ; il n’a pu se  marier ni avoir d’enfants, car il devait marier ses trois sœurs auparavant.

    Babali : aga tué à Zaro par un cousin d’Agathangélos (page 273).

    Babalaros : Léonidas, cafetier de Candie (page 113).

    Barbayanis : vendeur de glaces (sorbets au miel de caroube) et de salep (vendu chaud, arrosé de gimgembre), accoucheur (de sa nièce Pélagia par exemple). Portrait page 165. Sa femme serait coureuse (histoire drôle de son cocuage pages 61-62), et mère de Katinitsa (ou Katinitza) qui épouse Krassogeorgis. Il est le double et l’ami d’Effendine Crottin. Les cordonniers de la Grande-Rue se moquent de lui.

    Bertoldo, comte Manzavino : il vient de Zante, une des îles ioniennes ; vieux, efféminé et glabre, il enseigne la guitare et est compagnon de débauche du capétan. Bertoldo est son surnom, expliqué obscurément page 96.

    Braïmaki : neveu de Nouri (page 98).

    Capétan instituteur : maître d’école d’Ebaro, il joue de la lyra et sa musique exprime pour Sifakas le sens de la vie ( page 484):.

    Charitos : fils du berger Farounios ; apprenti ou commis,  et neveu du capétan Michel, 12 ans.

    Christina : épouse du capétan Manousakas, frère de Michel.

    Chryssanti :sœur jumelle (page 81) de Polyxinguis.

    Chryssoula : femme de Kostaros, mère de Kosmas.

    Chryssoula :nom chrétien attribué à Noémi.

    Constandis : fils de Manousakas.

    Despina : femme de Farounios.

    Diacre du Métropolite : il a des moustaches de sanglier, pages 202 et 500.

    Diamandis : frère de Vanguélio ; il est trouvé mort page 284.

    Dimitros, prénom de Pitsokolos, époux de dame Pénélope. Il erre dans la montagne avec son parapluie.

    Doxania, nourrice, gouvernante d’Idoménée.

    Effendine Crottin : habite la mosquée voisine de saint Minas près du tombeau d’un saint son ancêtre ; il aspire lui-même à la sainteté, mais aime le vin et le porc. Il a peur de traverser les rues.  Décrit pages 97-98 avec son turban linceul et son pagne de jute qui sont ses seuls vêtements. Son mysticisme le rend halluciné. Histoire de son aïeul pages 63-64. Il a vu son ancêtre lui cracher dessus page 145. Il se couvre le crâne de crottin quand il bat sa coulpe. Il dit des contes (page 273).Sa mère est Hamidé Moula, l’exorciceuse.

    Elias : vieux capétan borgne (page 159), héros de la révolution de 1821 rescapé d’Arcadi (page 363). Sa fille est Pélagia, qui épousera Pet-de-Loup ; il assiste à  l’agonie de Sifakas.

    Eminé Hanoum : femme aimée de Nouri, Poyxinguis et Michel, et admirée de beaucoup d’autres ; à la sensualité animale, elle évoque le fauve qu’aime le narrateur de Alexis Zorba. Pensées et passé page 332 : insatiable d’amours, comme la mer. Après son baptême, aurait dû s’appeler Héléni.

    Farounios : fils de Sifakas, voleur et berger sur le mont Dicté. Portrait page 199 : sa crainte amusante de sa femme Despina.

    Fatoumé : esclave du pacha.

    Frossaki : amour de Theodoris (page 251).

    Garouphalia : épouse de Kayambis le colporteur (page 47). Admirée par le pacha.

    Georgearos : Il accueille Ventousos, dans son village d’Anopoli, tout en cachant le décès de son fils. Ventousos cherchait un asile pour abriter sa famille pendant le soulèvement. Neveu de Zacharias (page 347).

    Grégori : pope à Saint-Jean, page 253.

    Hamidé Moula : mère d’Effendine Crottin ; exorciceuse.

    Haniali : père de Nouri, tué par Kostaros.

    Haralambis : jeune garçon du village de Sifakas, qui se bat avec Thrassaki pour pouvoir prendre la tête du groupe d’enfants (page 406).

    Haridimos : vieux berger au service de Sifakas (page 377). Il guide Kosmas vers le capétan Michel après la mort de Sifakas.

    Harilaos : voir Liondarakis.

    Haritos : ami de Thrassaki (chapitre 11).

    Hassan bey : chef turc qui part assiéger le monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ (page 337).

    Hatzigeorgis (dame Hatzigeorgis) : passant avec sa bru, elle voit revenir Nouri blessé.

    Hatzisavas, ou Hatzissavas : archéologue (pages 158 et 276), envoyé à Athènes (page 295).

    Henri : français ridicule qui suit la bande du Capétan Michel, page 398.

    Higoumène : il est le Saint Higoumène du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, portrait page 326 ; passé et exploit page 344 ; supplicié à Candie.

    Hilarion : sonneur sourd du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ (page 350)

    Hodja ou Hodza : nom ou surnom du muezzin de Candie ; il aime les garçons ; pensées, pages 84-85 ; batailleur. Portrait pages 154 & 155.

    Hussein : cabaretier du grand café turc (page 148).

    Hussein : neveu de Nouri, tué par Theodoris.

    Ibrahim : guitariste aveugle qui joue pour Nouri bey (page 205).

    Idoménée : intellectuel ami de Pet-de-Loup ; page 186. Histoire pages 187-190. Il écrit aux grandes puissances. (Idoménée est le nom d’un roi légendaire de Crète, petit-fils de Minos, héros de la guerre de Troie). Sa nourrice s’appelle Doxania.

    Jasmina : bonne de dame Krassogeorgis, page 258.

    Kabanaros : vieux démogéronte sage qui siège page 327 au conseil des capétans.

    Kalio : vieille tante du Capétan Michel aux Koriakès (page 367), chez laquelle on laisse Eminé après son enlèvement.

    Karapas : ancien chef, page 363.

    Kartsonis : chien de Nouri.

    Kassapakis : docteur ; son histoire pages 54 et 295 ; sa femme est la française Marcelle, dite Masséla, décrite page 114. Il la trompe avec la bonne (page 507).

    Katérina : femme du capétan Michel, fille du capétan Thrassivoulos Rouvas.

    Katinitsa ou Katinitza : fille de Barbayanis, épouse de Krassogeorgis.

    Kathérinio : une vieille femme ; mère de Kokolios, garde champêtre de Saint-Jean (page 253) ; elle meurt page 255.

    Katsirmas : capétan centenaire, (pages 481-484) ; double de l’aïeul pirate de Kazantzaki évoqué dans la Lettre au Gréco (mêmes détails : chargements de cannelle, natte sur son crâne rasé, allié à des Algériens).

    Kayambis : sfakiote, colporteur, jeune marié époux de Garouphalia. Il a tué son frère (page 48).                                              Il meurt avec Michel au mont Séléna, page 522.

    Khristophis : fils de Sifakas, assassiné avec ses deux fils dix ans auparavant.

    Kokolios : garde- champêtre à Saint-Jean, fils de Kathérinio.

    Kollyva : nom comique (explications pages 191 et 253 : il a le nom qu’on donne au gâteau des morts) du croque-mort et de sa femme, qui habille sa famille avec les vêtements des morts. Sa femme meurt page 196. Père de Lénio.

      Korakas :  capétan mythique, page 480.

      Kosmas : fils de Kostaros (page 390), petit-fils de Sifakas, expatrié, européanisé, époux de Noémi la juive, il attend un fils mais il ressent l’appel à combattre ; il évoque le narrateur.

    Kostandaros : berger du mont Ida qui aurait châtré Kriaras (page 420).

      Kostandinia : vieille femme aux quatre fils fusillés (page 463).

      Kostandis : berger de Sifakas (page 447). Histoire page 460.

    Kostandis : fils de Nicoli, petit-fils de Sifakas (page 469). Il guide Kosmas dans la montagne vers Sifakas. Plusieurs exploits guerriers au service du capétan Vlahos : il a tué Hussein l’Albanais.

     Kostaros : fils de Sifakas, époux de Chryssoula, père de Kosmas et Maria ; il a égorgé le père de Nouri bey ; mort au siège du monastère d’Arcadi.

    Koubélina : vieille femme victime des Turcs, chez qui logent Kosmas et Kostandis (page 463).

    Krassogeorgis : riche paysan voisin du Capétan, père d’Andrikos et époux de Katinitsa, la fille de Barbayanis. Il combat au mont Séléna, mais quitte le capétan Michel avant l’assaut final.

    Kriaras : rimeur itinérant qui passe chez Sifakas (pages 420 et 473).

    Lénio : feue la femme de Sifakas. Fille de Minotis.

    Lénio :fille de Kollyva.

    Lévi : jeune incendiaire ami de Thrassaki.

    Liondarakis, Harilaos : changeur, banquier, usurier et nabot, enrichi par les soulèvements ; portrait pages 100, 120 et 186. Il a le mauvais œil.

    Mandakas : vieux capétan ; portrait page 324 : c’est un guerrier chaste, chaste pendant la guerre, un chaste tueur. Pages 476-481, il fait venir sa bouteille remplie d’oreilles coupées et expose, à la demande de Sifakas, quel est le sens de sa vie.

    Manolakis : tailleur beau-frère du capétan Michel.

    Manoli : vrai nom de Ventousos.

    Manolio : fils de Mastrapas, copain de Thrassaki.

    Manolis : pope de Candie. Une épouse.

    Manousakas : 60 ans, frère du Capétan, qui a mené un âne à la mosquée dire ses prières. Habite à Saint-Jean à une heure de Pétroképhalo. Histoire de son mariage avec une fraîche veuve de capétan, Christina (pages 68-69). 40 ans en 1866. Laboureur. Père de Théodoris, Yanakos et Constandis. Tué par Nouri Bey.

    Marcelle, dite Masséla : femme de Kassakapis le docteur.

    Maria : esclave noire de Nouri et vieille nourrice d’Eminé Hanoum.

    Maria : sœur de Kosmas, fille de Kostaros, folle, (page 429).

    Marioria : vieille parente de Pet-de-Loup, qui aide au ménage et à la cuisine (page 284).

    Maroulio : jeune bonne de dame Pénélope.

    Maroussia : arménienne de Candie et femme légère (page 124).

    Marousio : épouse de Ventousos.

    Mastrapas : marchand de grelots, père de Manolio ; sa femme l’attache la nuit (même histoire dans Lettre au Gréco, page 51, à propos de l’oncle Nicolaki) ; l’anecdote des grelots mal accordés qui l’empêchent de dormir, page 300 de La Liberté ou la mort, se trouve aussi au début de Lettre au Gréco.)

    Mastrapas : nom d’un ancien chef (page 363).

    Mavrolios : a trouvé dans son champ une jarre antique ornée de bras de pieuvres.

    Mavroudis, dit Scarabée d’or : usurier avare et notable de Candie (page 159). Ami de Sélim Aga (page 165).

    Mavroudis : crieur public du village, qui passe chez Sifakas (page 379).

    Métropolite : 80 ans, archevêque, ex archimandrite à Kiev à l’aspect majestueux (voir pages 90 et 312) ; portrait moral page 160 ; a eu une vision du Christ page 122.

    Michel : fils de Sifakas, petit-fils de Michel le Fol, il est dit « capétan sanglier » à cause de sa canine rebelle. Trois enfants : Rinio, Thrassaki, une fille bébé page 278. Tient un magasin. Chef de guerre hanté par ses démons, il meurt au mont Séléna.

    Mistigri : voir Yanaros.

    Mitros : evzone Rouméliote  de Kapénisi, débarqué par Stéphanis pour combattre en Crète, page 383.

    Mourtzouflos : vieux bedeau de Saint Minas, affreux bonhomme de 75 ans ; il a surnommé les cloches de Saint Minas Liberté, Mort et Saint Minas. A dessiné la Crète crucifiée. Ce n’est pas lui le diacre.

    Moustapha Baba : vieux guérisseur turc pages 207 et 447. Désintéressé. Il soigne et Nouri Bey et Sifakas.

    Muezzin de Candie, hodja ou hodza : au turban vert et à la voix mélodieuse,  il appelle à la guerre et au massacre ; il a deux fils (page 257) et aime les garçons. Portrait pages 154 et 155. Tué par Michel au mont Séléna.

    Nicéphore : illustre roi qui a fondé le Monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, page 342.

    Nicodème : moine dont Ventousos utilise les talents de peintre. 

    Nicolas : fils de Yanaros.

    Nicoli : fils de Sifakas, père de Kostandis, page 469.

    Noémi : femme juive de Kosmas, blonde et convertie, rebaptisée Chryssoula du nom de la mère de Kosmas.

    Nouri bey : un « fauve »  amoureux d’Eminé (page16), fils d’Haniali le buveur de sang ; double et frère adoptif du Capétan (« ils étaient nés dans le même village » pages 25-28) ; renommé pour sa beauté, sa droiture, sa générosité (page 27) ; meurt des suites de son duel avec Manousakas. En représailles le fils de Manousakas, Théodoris, tuera le neveu de Nouri Bey, Hussein.

    Pacha : originaire de Brousse (ou Bursa, ville de Turquie au sud-est de la mer de Marmara, ancienne capitale de l’empire ottoman de 1327 à 1453).

    Pahoumios : ascète qui confesse le métropolite, résidant au monastère de Koudouma (page 355).

    Paraskévas : syriote (de Syros) et coiffeur ; père d’une fillette surnommée Charmille et capturée par la bande de Thrassaki. Il meurt page 305.

    Patasmos, dit Belzébuth, dit capétan Pieds-Fourchus : ami de Manousakas, joueur de lyra (page 221).

    Patéros : directeur de l’école primaire, père d’Anika qu’il veut préserver de la sexualité (souvenir relaté dans Lettre au Gréco, page 56, à propos de Terpsichore, la fille du maître d’école Périandre Crassakis ; un autre maître dans Lettre au Gréco s’appelait Patéropoulos, pages 50 et 54).

    Pélagia, orthographié aussi Pégalia : fille du capétan Elias, deuxième femme de Pet-de-Loup.

    Pénélope : femme de Dimitros Pitsikolos.

    Pet-de-Loup : frère du Capétan, instituteur, bossu et chahuté par ses élèves ; après avoir tué sa femme, Vanguélio, il se métamorphosera en Crétois dur et viril, brûlera ses vêtements européens, épousera la petite-fille du capétan Elias, Pélagia, et reprendra son vrai nom de Yanacos. Il représente l’intellectuel méprisé par sa famille et est à ce titre un double de l’auteur : on lit dans Lettre au Gréco page 240 « Il déshonore notre lignée (…) Moi hélas ! J’étais le maître d’école de ma famille. »

    Photios : moine médecin du monastère de Notre-Seigneur-Jésus-Christ (page 352).

    Pitsokolos Dimitros : herboriste, fils de capétan,  époux de Pénélope, il note tout ce qu’il mange avec gourmandise (page 59) ; voisin de Michel. Part dans la montagne avec son parapluie page 259 ; revient amaigri et angoissé après les combats chez son épouse, page 507. (Même personnage, un certain Dimitri époux d’une dame Pénélope, fou, dans Lettre au Gréco, page 58).

    Polyxinguis, Georges : boutiquier à la porte de La Canée ; célèbre pour sa séduction ; rival de Michel ; un des chefs de la révolte ; la mort d’Eminé le ravagera. Portrait pages 80-83, page 191.

    Rabbin de Candie : vieillard innocent et doux dont Thrassaki brûle la maison ; portrait page 178.

    Rinio : fille du capétan Michel, 15 ans environ page 38 ; page 203, son père ne la reconnaît pas.

    Rousheina : négresse rieuse de Candie qui vend des galettes au sésame (page 84).

    Rouvas Thrassivoulos, :capétan héroïque et supplicié, père de Katérina, grand-père de Thrassaki.

    Sélim : un aga sage et riche (page 151).

    Sifakas : père de 11 fils, dont Manousakas, Fanourios, Nicoli, Kostaros, Michel, Khristophis (page 65), Pet-de-Loup, et de 4 filles. Patriarche centenaire et quasi légendaire. Sa femme s’appelait Lénio, sa belle-mère Malamo. Récit de son mariage page 458. Il a appris à écrire pour pouvoir peindre le slogan « La Liberté ou la Mort »[13].

    Somas : boulanger, neveu de Stéphanis. Page 193.

    Souleiman  ou Souleïman, dit Sélim page 426 : serviteur noir du Pacha, palefrenier ; il veut tuer Michel page 308.

    Sourmélis : célèbre capitaine du pyroscaphe Seidam Mandéli, page 385.

    Stéphanis : capitaine boiteux. Son bateau s’appelait La Gaillarde. Sa famille est évoquée page 193. Compère de Polyxinguis. Il part à Syra demander l’aide de la Grèce (page 346), obtient un bateau, le Miaoulis, qui accoste près de chez Sifakas, chargé de munitions et de nourriture (pages 379 et 388) ; il meurt (page 495), les deux jambes arrachées par un boulet.

    Stratis : ami de Manousakas (page 221).

    Stavroulios : le menuisier qui fait le  cercueil de Sifakas.

    Théodoris : fils aîné de Manousakas (210). Il le venge en tuant Hussein le neveu de Nouri. Devenu capétan, il met le feu au village turc de Lassithi (page 274). Mort avec Michel au mont Séléna (page 523).

    Thrassaki : fils de Michel.

    Touloupanas : boulanger dont le fils est lépreux, (pages 53, 84). Ne veut pas quitter Candie pour combattre, afin de pouvoir s’occuper de son fils.

    Trialonis : capétan nabot et instruit.

    Vanguélio : fiancée puis épouse de Pet-de-Loup. 35 ans. Nièce de Polyxinguis. Elle affectionne son frère Diamandis, que Pet-de-Loup empoisonne. Vanguélio se pend alors.

    Ventousos, la « ventouse » : surnom de Manoli, le « fameux joueur de lyra » ; cabaretier qui a fait peindre une Vierge aux grappes de raisin par le moine Nicodème ; époux de Marousio (page 94), il a 2 filles et un frère négociant à Candie. Page 347 il met sa famille à l’abri chez Georgearos, qui ne dit pas qu’il est en deuil et lui offre l’hospitalité. Mort page 524 avec Michel au mont Séléna.

    Yakoumi : capétan ami de Stéphanis

    Yakouris : sentinelle (page 359).

    Yanacos : fils adoptif de Mandakas (page 477).

    Yanacos : vrai nom de Pet-de-loup (page 396).

    Yanakos : fils de Manousakas, page 210.

    Yanaris : un ancien chef, page 363.

    Yanaros, dit « Mistigri » à cause de ses moustaches : le teinturier syriote, père de Nicolas ; sa femme le bat (page 95). Il danse volontiers et s’occupe de Bertoldo souvent. Mort (page 524) avec Michel au mont Séléna.

    Yanaros : un combattant du groupe de Michel (page 519), il quitte le combat avant l’assaut final.

    Zacharias : oncle de Georgearos. Portrait page 349.

     

    Lexique des noms communs et index des hommes célèbres.

     

    aga, ou agha, page 135 : dignitaire musulman ; nom donné aux officiers subalternes.

    Androutos, Odysséas page 224 : héros crétois de 1821.

    baïram pages 206 , 297, 303 : mot turc, désignant deux fêtes principales des musulmans ; l’une se célèbre après le jeune du ramadan , l’autre 70 jours après.

    baume-coq, plante, page 442

    Bengazienne  page 99 : Benghazi est en Lybie.

    brikis page 149 : casserole ( voir la note 1 page 149)

    Brousse ou Bursa, ville de Turquie au sud-est de la mer de Marmara, ancienne capitale de l’empire ottoman de 1327 à 1453

    cagerotte, page 458 : sorte de claie servant à égoutter les fromages.

    Canaris Constandi, voir Kanaris.

    caragueuz ou Karaghueuz page 235 : le guignol

    caroube (ou carouge) : fruit ; le caroubier est un grand arbre méditerranéen à feuilles persistantes.

    cédrat, agrume plus gros que le citron servant en confiserie, en pâtisserie, en parfumerie.

    chibouk, ou chibouque, page 425, pipe à long tuyau.

    Circassie : région au nord du Caucase.

    Colocotronis ou Kolokotronis, Théodoros page 224 : Ramavouni 1770-Athènes 1843 ; homme politique et chef militaire de la guerre d’Indépendance (1821-1831) ; héros crétois.

    Daskaloyanis page 224 : héros crétois.

    Diakos Athanasios.

    drogman : interprète officiel.

    evzone page 383 : soldat de l’infanterie grecque vêtu de la fustanelle.

    firman page 67 : ordre écrit provenant d’un souverain, en  Iran et Turquie.

    giaour : terme de mépris désignant les non musulmans.

    gimblette : pâtisserie dure et sèche en forme d’anneau.

    Gorgone : d’après une légende, sœur d’Alexandre, gisant sur la mer et déchaînant des révoltes (La Liberté ou la mort, pages 92 et 93). Dans Lettre au Gréco, page 45,  Kazantzaki évoque la légende de cette sirène sœur d’Alexandre qui frappe la mer à grands coups de queue.

    haïk : voile carré ou rectangulaire porté par les femmes musulmanes par dessus le vêtement.

    hanoum : femme.

    Hatzimihalis page 224 : héros crétois.

    higoumène : supérieur d’ un monastère orthodoxe.

    Kanaris, ou Canaris, Constandi ou Konstandinos, amiral et homme politique grec, né à Psara vers 1790 et mort à Athènes en 1877 ; il joua un grand rôle dans la guerre de l’Indépendance hellénique. Plusieurs fois ministre de la Marine et chef du gouvernement. Qualifié page 82 d’« héroïque incendiaire ».

    Karaïskasis page 224 : héros crétois de 1821.

    khan (de la veuve, page 67) mot persan : abri pour les voyageurs.

    Kolokotronis : voir Colocotronis.

    Korakas page 224 : héros crétois, chef de Messara (15).

    Kriaris page 224 : héros crétois.

    lentisque : arbrisseau voisin du pistachier, dont on mâche la résine, appelée mastic.

    litsam ou litham, page 426 : voile dont les femmes musulmanes se couvrent le visage.

    lyra, page 194 : archet pourvu de grelots.

    marguillier page 80 : membre du conseil de fabrique d’une paroisse.

    medjidié page 81 : monnaie

    Miaoulis, pages 224 et  391 (Andréas Vokos, dit Miaoulis (1768-1835) : né à Nègrepont, c’est-à-dire en Eubée ; héros crétois de 1821 qui a inspiré à Stéphanis le nom de son bateau pages 388-391. Amiral qui commanda les forces navales des insurgés grecs.

    mirabeau page 295: chapeau haut.

    Moréïte : habitant du Péloponnèse ; Morée est le nom donné au Péloponnèse après la 4ème croisade.

    oke : pages 154 & 203 : mesure ou contenance comme la barrique ou le litre.

    pachalik, page 257 : territoire soumis au gouvernement d’un pacha.

    pallikare : du grec pallikari, nom donné aux braves, albanais ou grecs, qui combattaient les Turcs pendant la guerre d’indépendance (1821-1828).

    Pamboudakis, Constantin, page 364 ; nom du combattant qui a fait exploser le monastère d’Arcadi.

    pendozali, page 204 : une danse.

    raïa, ou raya : sujet non musulman de l’empire turc.

    rifle, page 330 : carabine à long canon.

    Roumélie : nom donné jusqu’au 16ème siècle par les Ottomans à l’ensemble de leurs provinces européennes (Thrace, Macédoine) conquises au 14ème siècle. Il existait en 1878 une province de Roumélie orientale.

    Saint Minas : fête le 11 novembre ; son fantôme apparaît pages 50 et 311, fantôme auquel Effendine Crottin croit. Dans Lettre au Gréco, pages 78 et 79 se trouvent des anecdotes qui disent que les Turcs le craignaient, tentaient de se le concilier et qu’on croyait en son fantôme. Le père de Kazantzaki lui rendait un culte (page 27 de Lettre au Gréco).

    salep, page 501 : farine alimentaire tirée des tubercules desséchés de certaines orchidées ; vendu chaud et couvert de gingembre  comme boisson par Barbayanis.

    senne : filet de pêche triangulaire..

    serdar, page 337 : chef.

    Soude : port qu’Idoménée veut faire combler ; c’est le port de la Canée en Crète ; baie vaste et abritée, actuellement base stratégique de l’Otan.

    Syra ou Syros : île grecque, une des Cyclades, où se tient le comité crétois et où Stéphanis va chercher de l’aide ; une des rares à ne pas être occupée par les Turcs.

    Zante ou Zakhynthos : ville d’origine de Bertoldo ; une des îles ioniennes autrefois citadelle vénitienne.

    Zaptié, page 298 : corps de troupe ottoman qui faisait aussi la police.

     

     

     


    [1]  Lettre au Gréco, publié en 1956 aux éditions Plon dans la traduction de Michel Saunier, est une autobiographie intellectuelle où Kazantzaki vient rendre compte de sa vie devant son compatriote, le Gréco.

    [2] Les tremblements de terre sont également évoqués dans Lettre au Gréco page 66.

    [3] Cf. Lettre au Gréco page 316 : cette histoire est arrivée à Kazantzaki lui-même.

    [4] Lettre au Gréco page 345.

    [5] Lettre au Gréco, page 239.

    [6] Page 540.

    [7] Lettre au Gréco page 147.

    [8] On trouve la même image dans la Lettre au Gréco page 131 : « C’était un monstre marin, une sirène, avec une multitude de seins, étendue à la renverse sur les vagues, et qui se chauffait au soleil. J’apercevais nettement, dans le soleil matinal, son visage, ses mains, sa queue, ses seins dressés… »

    [9] « ..il (Zorba) s’agrippa à l’embrasure, regarda au loin vers les montagnes, écarquilla les yeux et se mit à rire, puis à hennir comme un cheval. C’est ainsi, debout, les ongles enfoncés dans la fenêtre, qu’il est mort. » Alexis Zorba page 348, éditions Presses Pocket.

    [10] Le rabbin de La Liberté ou la mort a toute la sympathie du narrateur : il est comme son frère de foi, à la recherche de l’Eternel (pages 178-179).

    [11] Lettre au Gréco, page 26, La Liberté ou la mort pages 256-257.

    [12] Page 26, Lettre au Gréco.

    [13] Ce qu’écrit Kazantzaki du mot « massacre » s’applique au slogan « la Liberté ou la Mort » : « J’ai écrit le mot « massacre » et les cheveux se sont dressés sur ma tête. Car ce mot, quand j’étais enfant, ce n’était pas huit lettres de l’alphabet alignées l’une à la suite de l’autre, c’était une grande rumeur, des pieds qui ruaient dans les portes, d’affreux visages qui tenaient des poignards entre leurs dents, et de partout dans le quartier des femmes qui hurlaient, des hommes à genoux derrière les portes, qui chargeaient leur fusil… Et il y a quelques autres mots, pour nous qui avons vécu enfants à cette époque en Crète, qui ruissellent de sang et de larmes et sur quoi un peuple entier est crucifié, les mots : liberté, saint Minas, Christ, révolution… » (Lettre au Gréco, page 86).


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  • Lampe[i] de la bienheureuse Vierge Marie sur la confraternité des dix Ave Maria.

    Va de l’avant, livre, et suis jusqu'au bout des sentiers heureux.

    La lumière a assez été maintenue cachée.

    Va maintenant de l’avant,  diffuse ta lumière dans les ténèbres, lampe.

    Le jour serein est de loin plus favorable que la nuit

    Abandonne ta peur :  lampe, dévoile les erreurs qui sont apparues.

    La Vierge Marie t’accordera une marche victorieuse.

     

    (Pour le couvent de (…/lacune)


    Marie

    Le frère Gilbert Nicolas, professeur d’écrits sacrés, serviteur et vicaire général des frères mineurs d’observance ultramontaine, à son frère très cher dans le Christ et dans Marie Daniel Agricola[ii], lecteur de notre couvent de Bâle, souhaite paix et salut éternel en Marie. Après, mon frère aimé, que je me fus aperçu de tes mouvements d’ardeur concernant la Vierge Marie, je n’ai pas pu ne pas m’incliner devant ta culture sans te choisir seul entre tous pour te dédier notre traité (que j’ai jugé bon d’appeler « Lampe de la fraternité de la Vierge Marie ») ; en effet, j’en avais composé, sur la même fraternité, un autre, qu’à cause de l’incurie et de la hâte des imprimeurs, j’ai trouvé en bien des endroits non corrigé et incomplet. Mais ce traité-ci, comme une lampe, mettra plus brillamment en lumière tout défaut et la lime de la purification rectifiera ce qui doit être corrigé. De même, puisque tu es un homme à l ’esprit clairvoyant,  je voudrais (si cela semble bon), que tu fasses en sorte que, et par des sermons et par la multiplication des livres, soit accrue la gloire de la Bienheureuse Marie, dans laquelle je te souhaite de bien te porter en attendant.


    Marie

    Au très révérend père et frère Gilbert Nicolas, interprète très savant des choses divines et très digne Vicaire général des frères mineurs ultramontains, le frère Daniel Agricola,  donne obéissance due et prompte dans le Christ et salut en Marie. Le traité que tu m'as dédié après beaucoup d’insistance avec un cœur bouillonnant, je l’ai reçu avec un entier respect et l’ai relu en entier bien souvent avec une joie ineffable. J’ai admiré tantôt la clairvoyance et l’intelligence particulière avec laquelle on te voit l’emporter sur la plupart des hommes les plus excellents, tantôt l’humilité aussi avec laquelle tu me juges digne d’une si grande tâche et d’un si grand honneur, alors que je sais parfaitement comment je suis, de peu de mérite et indigne de toute reconnaissance. Néanmoins, ce à quoi tu m'exhortes, (abandonnant toute activité, j’exécuterai ta volonté), cela en vaudra la peine. C’est pourquoi il me semble tout à fait juste, selon mon bon sens épais et poussif, que ce traité appelé « Lampe» soit multiplié par l’art de l’imprimeur, afin qu’il répande sur tous le rayonnement de grâce de la bienheureuse Marie. En la Vierge je me recommande à ta révérende bienveillance paternelle.

     

    MARIE

     Epithalame de louange à la glorieuse Vierge Marie selon le Te deum laudamus,  sur le rythme du vers saphique[iii].

    Chasteté

    Marie mère de Dieu, toute la terre

    Te loue et te reconnaît sa maîtresse.

    Chaste toujours, tu demeures Vierge et nourricière.

    C’est toi qui as engendré le Fils du père, l’alpha.

    Vierge Marie.

     

    Prudence

    Toi le chœur céleste t’adore tout entier,

    Sainte parmi les saints résonne d’année en année,

    Douce et prudente, toi maîtresse bienveillante.

    Voici que tu remplis le ciel de ta grâce divine.

    Vierge Marie.

     

    Humilité

    Toi te chantent le chœur des douze 

    Avec l’assemblée des martyrs  et le prophète[iv]

    Sans relâche qui t’annonce, et les humbles de coeur

    Te louent toi, l’humble, l’effacée.

    Vierge Marie.

     

    Vérité

    La Vérité te magnifie sur la terre,

    Toi  mère et créatrice de la Vérité.

    Epouse de majesté, gracieuse, sainte,

    Belle, couronnée, sereine, comblée,

    Vierge Marie

     


    Prière

    Fille du père éternel, tu as préparé

    Une couche pour un Fils de roi, toi qui intercèdes

    Tu es toujours dévouée, rabats la corne

    De Zabulon, tu établiras le royaume du ciel.

    Vierge Marie.

     

    Obéissance

    Toi tu sièges en haut du ciel de la divinité,

    Toi dont le cœur a obéi à tout.

    O trop heureuse qui  acquiesces  à la parole de Gabriel,

    Grâce à quoi tu redonnes beauté aux royaumes du ciel.

    Vierge Marie.

    Pauvreté

    C’est toi aussi qu’orne la flamme de la pauvreté,

    Secours donc toujours les pauvres rachetés

    Par le sang rose de ton Fils,

    Puis emporte-nous vers les royaumes heureux.

    Vierge Marie.

     

    Patience

    Oui, toi tu fus toujours patiente,

    En ton cœur aucun murmure de reproche ne retentit,

    Mais il préserve son calme et  ton  esprit se tait[v] .

    Toi qui es donc bénie pour le reste des jours.

    Vierge Marie.

     

    Charité

    La Charité en toi pieuse bonté s’est enflammée.

    Marie a fait de toi  un asile

    Sûr pour tous, tout puissant pour les malheureux

    Juge-nous donc dignes d’être réchauffés en ton sein.

    Vierge Marie

     

     

    A 3 

     

     


    Souffrance ou Constance

    Tu t’es tenue ferme sous l’autel de la croix

    Triste d’aspect, répandue en larmes.

    Que Dieu lui-même nous accorde le pardon, nous le demandons,

    Par tes chagrins, Mère.

    Vierge Marie.

     

    Traité nommé Lampe de Marie sur la confraternité des Dix Ave Maria

    Prologue 

    J’entends que les frères et sœurs de la confraternité de la Vierge Marie, confraternité dite des dix Vertus  ou des dix Ave Maria désirent vivement que j’élucide les doutes rencontrés sur cette illustre confraternité. J’en poserai dix, même si six seulement ont été proposées, mais je ne pouvais élucider ces six-là sans quatre autres.

    Premièrement : s’il est vrai qu’on ne lit que quarante Œuvres de la Vierge dans le Nouveau Testament.

    Deuxièmement : si n’ont été rappelées dans l’Evangile que dix Vertus de la Vierge.

    Troisièmement : si les quarante Œuvres précitées ont trouvé leur source et leur accomplissement dans ces Vertus.

    Quatrièmement : si la vie de la Vierge retraçant ces dix Vertus et ces quarante Œuvres est écrite dans l’Evangile de façon pleinement suffisante et parfaite.

    Ces quatre points seuls étaient soulevés avec le neuvième et le dixième : mais j’ai ajouté les quatre suivants.

    Cinquièmement : si dans l’Eglise de Dieu il n’y a que deux perfections : à savoir celles du commandement et du conseil.

    Sixièmement : s’il y a seulement dix commandements de Dieu donnés dans l’ancienne Loi.

    Septièmement : s’il y a seulement dix conseils du Christ ajoutés aux commandements dans la nouvelle Loi.

    Huitièmement : si la perfection du conseil est supérieure à la perfection du commandement.

    Neuvièmement : s’il est vrai que le Christ a gardé dans son corps cinq plaies seulement. Et qu’à la lecture de l’Evangile seules les douleurs de la Vierge sont sans nombre ; qu’au contraire ses Vertus, ses Œuvres, ses Dévotions, et ses Honneurs sont en nombre déterminé.

    Dixièmement : quelles sont les grâces et indulgences apostoliques concédées à la susdite confrérie de la bienheureuse Vierge Marie.

    Et parce qu’il est écrit sur la Vierge Marie « Ceux qui me mettent en lumière auront la vie éternelle[1] », j’ai été obligé à bon droit et j’ai voulu le cœur joyeux satisfaire aux vœux des frères et élucider les doutes susdits : c’est pourquoi ce traité est appelé « Lampe de la Vierge Marie ». Cependant Vierge, favorise donc mes propres vœux : et permets pour ta gloire que j’aie la force d’élucider les doutes susdits : que les frères et les sœurs te plaisent plus pleinement dans ta confraternité.

    Ici se termine

    le prologue.

    A 4


    CHAPITRE I

    Chapitre 1

    P

    arce que, témoin Augustin, la réponse donnée aux questions soulevées ne peut être comprise sans qu’ait été comprise auparavant la chose elle-même, au sujet de laquelle les questions elles-mêmes furent posées, nous considérons en premier nécessaire de présenter sommairement cette confraternité elle-même, à propos de laquelle les doutes susdits sont exposés. C’est pourquoi il faut savoir que la confraternité « des Vertus de la bienheureuse Marie», confraternité appelée couramment « des dix Ave Maria », doit faire une seule chose, dire une seule chose, et porter une seule chose : et dans ces trois points se tient et se base toute la confraternité même. Pour connaître et comprendre ces trois points, il est nécessaire de savoir que dans tout le Nouveau Testament on ne relève que quatre sortes d’indication sur la Vierge :

                                   les Vertus                                                                          Vertus :               10 en tout

    les Œuvres                                                                        Œuvres :             40 en tout

    A savoir :                                                            Nous lisons

    les Douleurs                                                                     Douleurs :           en nombre indéterminé

    les Honneurs                                                                    Honneurs :         12.

    En montrant à propos de la Vierge ce passage de l’Apocalypse[2] : « Une femme enveloppée du soleil et la lune sous ses pieds », passage suivi de celui-ci : «sur sa tête une couronne de douze étoiles », note donc que les Vertus sont appelées Psaltérion à dix cordes de la Vierge. Nous appelons les Œuvres, Rosaire : 63 (sic). Nous nommons les Douleurs, Pressoir[vi] de la Vierge. Quant aux Honneurs, ils gardent le nom de couronne[vii].

    Et ainsi le Psaltérion de la Vierge contient seulement dix Ave Maria. Quant au Champ de roses, quarante. Le Pressoir dix, comme il sera dit plus bas[viii]. La Couronne douze.

    Ce qui fait au total soixante douze, à savoir autant que le Christ eut de disciples et autant que la Vierge vécut d’années suivant la sainte Epiphanie


    CHAPITRE I

    bien que beaucoup en indiquent un plus petit nombre : mais toutes ces choses sont mises en lumière dans les pages suivantes[ix].

    Ceci dorénavant posé, j’en viens à élucider les trois points susdits. Ce que c’est, précisément, premièrement que faire, deuxièmement dire, et troisièmement porter, parce que ces trois points sont ceux sur lesquels (comme nous l’avons dit) s’établit la confraternité toute entière.

    Voici le premier point, c'est-à-dire : qu’est-ce que les frères et sœurs doivent faire ? Je dis que les frères et les sœurs, parmi les quarante Oeuvres de la Vierge Marie, en ont choisi trois : c’est précisément leur règle d’agir en se centrant sur elles.

    Quelqu’un dira : pourquoi la confraternité a-t-elle choisi de préférence ces trois œuvres-là ? Réponse. Elle a choisi ces trois-là parce que ce sont les plus agréables à la Vierge : cependant d’autres sont bien ajoutées, comme il sera dit plus bas[x].

     

    Donc il faut savoir qu’on a coutume de dire généralement que la Vierge, lit-on, n’a eu que trois dévotions, en parlant de dévotion extérieure ; de même, les Ecritures saintes parlent presque toujours de vertus, en nommant vertus des actes extérieurs et des actions des hommes ; c’est le même cas. « Personne ne peut avoir une plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis »[3] . Et cependant il est certain que donner sa vie n’est pas la charité (vertu qui est dépendante de la volonté), mais est un effet de celle-ci. De même il y a ce passage, « Je n’ai pas trouvé une si grande foi en Israël »[4], et celui-ci peu après : « C’est celui qui a pratiqué la miséricorde envers lui »[5]. Puisque cependant la foi et la miséricorde sont dans nos âmes et non en dehors dans une œuvre, si ce n’est comme la cause réside dans l’effet, nous prendrons donc cette règle comme mode de lecture de l’Ecriture sainte : une bonne œuvre, celle qu’on voudra, reçoit le nom de la vertu par laquelle elle est accomplie : de même qu’une fille reçoit son nom de sa mère, l’effet de la cause aussi : et ceci a dû se produire ainsi chez les hommes : car parce qu’on ne voit ni le cœur, ni les reins, ni les pouvoirs de l’âme dans laquelle résident les vertus, on donne aux actions visibles les noms des vertus par lesquelles on pense qu’elles sont accomplies. Et à ce sujet le lecteur le verrait dans le livre 3 des Sentences, distinction 9, dans la partie sur l’adoration[xi].

    Donc s’agissant de notre propos il faut savoir qu’une œuvre fréquente est dite chez les hommes dévotion et nous avons l’habitude de parler ainsi

    A 5
    CHAPITRE I 

    aussi bien s’agissant d’un bien que s’agissant d’un mal. Un tel montre une grande dévotion pour le jeu  parce qu’il joue souvent. Et un tel pour les discours parce qu’il en écoute souvent ; alors que la dévotion, en parlant proprement, est dans la volonté, c'est-à-dire quand quelqu’un a le dessein solide, dévoué et décidé de faire ce qui relève de la gloire de Dieu et du culte divin. Il est vrai que (comme dit Scott[xii] dans le troisième livre des Sentences) la dévotion est parfois reçue comme une délectation spirituelle par laquelle Dieu nourrit et allaite les tout petits à son service pour qu’ils ne défaillent pas en chemin.

    Donc, si nous disons qu’on ne lit que trois dévotions de la Vierge, en prenant le mot dévotion au sens d’œuvre extérieure, nous aurons à montrer quelles sont, parmi ses quarante Œuvres , les trois seules dont on dit que la Vierge les a pratiquées souvent .

     

    Or cela est vrai : en effet nous lisons d’abord à propos de la première dévotion qu’elle aura été à l’écoute des prédications ou des paroles et des discours du Christ son Fils, qu’elle conservait par ailleurs et accomplissait. Puis ce point que nous lisons dans l’Evangile : les femmes suivaient Jésus dans les cités et les places fortifiées pour écouter ses paroles. Et nous lisons ceci : « Marie quant à elle conservait toutes ces paroles dans son cœur »[6].

     

    La seconde dévotion concerne la croix et les plaies de son Fils. Voici cette parole de Syméon : « Un glaive transpercera ton âme elle-même»[7], et : « La mère se tenait près de la croix de son Fils. [8]» Et on lit qu’après sa mort elle fréquentait les lieux de la passion.

     

    La troisième dévotion concerne le très digne sacrement de l’eucharistie ou de l’autel. Voici le passage : « Ils entraient en communion dans la fraction du pain ». Puis nous lisons : « ils étaient persévérants dans l’enseignement des apôtres ».[9] C’est la première dévotion. Et par la participation à la fraction du pain : c’est la troisième. Et la prière : c’est la deuxième, car cette prière, selon les docteurs, était principalement une méditation de la croix du Christ. Ainsi les deux disciples, pour ainsi dire des pèlerins accomplissant leurs dévotions, allant à Emmaüs, parlaient de la mort du Christ.[10] 

    Or ces trois dévotions de la Vierge étaient appelées les trois bons plaisirs de la Vierge.


    CHAPITRE I

     

    C’est pourquoi à l’origine cette confraternité fut appelée Confraternité des bons plaisirs de la Vierge Marie parce qu’en celle-ci rien d’autre n’est fait que de plaire parfaitement à la Vierge Marie et par elle, comme médiatrice de la très bienheureuse trinité.

     

    Or la Vierge a révélé[xiii] qu’à elle et à son Fils plaisait au plus haut point le moment où une âme se réjouissait d’écouter la parole de Dieu avec un sentiment et une efficacité non pas borgnes, mais en détestant les paroles mauvaises ou du monde.

    Et deuxièmement en méditant les plaies du Christ : non seulement en y réfléchissant, car une telle méditation serait borgne, mais aussi par le sentiment de l’affection, en désirant supporter à cause du Christ quelques plaies, c’est-à dire des tribulations, des persécutions, l’hostilité ou les injustices.

    Troisièmement d’honorer, d’avoir dévotion et révérence pour le très digne sacrement de l’autel.

     

    Et la Vierge ajoutait qu’elle observait toujours ces trois dévotions et, par elles, elle plut à Dieu au plus haut point. « J’ai observé, dit-elle, principalement la première pendant la vie de mon Fils, la deuxième à sa mort, la troisième après la mort de mon Fils, persévérant dans ces trois dévotions jusqu’à ma mort. »

    Ainsi, une fois, la Vierge, à une personne que j’ai mentionnée plus haut qui lui demandait  quelle était la pensée qui lui plaisait le plus,  quelle était la parole qui lui plaisait le plus,  et quelle était l’œuvre qui lui plaisait le plus, répondit : « Penser, dire et faire ce que mon Fils pensait, disait et faisait sur la croix. »

     Et elle ajouta : « Il pensait à tes et à Ses blessures : en supportant volontairement les Siennes pour les tiennes ;

    il disait des paroles de paix en priant pour ton cœur,  il faisait un sacrifice pour le genre humain en le rachetant. Ces trois dévotions, observe-les, dit la Vierge et tu me plairas au plus haut point, et ton âme sera sauvée. »

     

    C’est pourquoi il est réglé dans cette confraternité, pour observer ces trois dévotions, que, le matin, quand les frères et les sœurs se lèvent, ils se rassemblent et se placent devant la Vierge, en méditant comme si elle était présente, et  disent :

    « Aujourd’hui, Vierge, je veux te plaire et avec ton aide, je propose d’accomplir ces trois dévotions qui te plaisent tant :


    CHAPITRE I

     

    c’est-à-dire que je serai l’avocate de tous les pécheurs : en travaillant à mettre la paix entre ceux qui sont en désaccord ; en reprenant tes détracteurs ou ceux qui disent des choses honteuses ; à tout le moins en ne les écoutant pas.

    Deuxièmement en supportant joyeusement quelques plaies, c’est-à-dire des injustices ou des persécutions à cause de toi et de ton Fils.

    Et troisièmement en écoutant la messe ; ou en faisant autre chose pour honorer ce si grand sacrifice et en le vénérant précisément. »

     

    Les frères et les sœurs ayant quelques tentations ou mauvaises inclinations ont l’habitude d’ajouter une quatrième dévotion en parlant ainsi : « Moi, Vierge, outre les trois dévotions déjà dites, je me propose aujourd’hui, avec ton aide, à cause de toi et de ton Fils, de m’abstenir et de me garder de tel ou tel péché ou mal. » Alors ils se lèvent avec un tel dessein : ils s’efforcent le jour de respecter ces promesses ou intentions ; mais le soir, avant d’aller au lit dormir, de nouveau ils se présentent devant la Vierge et ils rendent compte, indiquant s’ils les ont bien respectées ; en rendant grâce s’ils les ont respectées ; ou en demandant pardon s’ils ne les ont pas respectées ; et en proposant de se corriger le jour suivant ; et de les respecter mieux ; sans jamais désespérer ; même s’ils échouaient mille fois ; mais toujours en proposant de ne jamais s’arrêter ; jusqu’à ce qu’ils aient accompli le bon plaisir de la Vierge. Mais ils appellent ceci faire le triple sacrifice de la Vierge Marie, à savoir du matin, du jour, de la nuit. Du matin, en raison du rassemblement et des propositions susdites. Du jour, en raison de l’observance des trois dévotions et du bon plaisir de la Vierge. Et de la nuit, à cause de ceci : parce que le soir ils rendent compte, comme il a été dit. Et à ce triple sacrifice peut être associée la triple offrande des rois ou mages, c’est-à-dire celle de l’or, de l’encens et de la myrrhe car de plus dans cette confraternité, les frères jettent toujours des regards vers Marie comme les mages le faisaient vers les étoiles.

     

     

    Voici le deuxième point, c'est-à-dire dire.

    Les frères et les sœurs de cette fraternité doivent dire une seule chose, c’est-à-dire l’office ou les heures, suivant le Bréviaire évangélique de la Vierge Marie. Il faut seulement noter que comme dans l’Eglise de Dieu nous voyons que l’office ou la fête est


    CHAPITRE I

     

     simple, solennel et double. Ainsi les frères et les sœurs ont trois offices.

    Simple : en disant seulement dix Ave Maria, en mémoire des dix Vertus évangéliques de la Vierge Marie.

    Mais dans l’office solennel ils ont à dire un Pater noster avec dix Ave Maria pour le premier bon plaisir.

    Et en plus un Pater noster et dix Ave Maria pour le second.

    Et un Pater noster avec dix Ave Maria pour le troisième.

    En tout il y en a trente : comme les trente deniers destinés à acheter le Christ.

    Mais l’office double[xiv] a les heures canoniques: car ils disent dix Ave Maria pour matines en mémoire des dix Vertus de la Vierge Marie. Pour la première, la troisième, la sixième, et la neuvième heures, pour n’importe quelle de ces heures, dix en mémoire des quarante œuvres de la Vierge. Pour les vêpres, ils en disent dix en mémoire des dix Douleurs. Pour complies, ils en disent douze en mémoire des douze Honneurs de la couronne de la Vierge : toujours en faisant précéder d’un Pater noster, quand on dit l’Ave Maria pour les heures. Et l’office évangélique est dit parce que tous les écrits sur la Vierge sont contenus dans l’Evangile, comme il sera plus complètement mis en lumière plus bas[xv].

     

    Voici le troisième point, c'est-à-dire porter.

    Les frères et les sœurs doivent porter une chose, une image de la Vierge Marie, telle que dessus soient imprimées les trois dévotions ou bons plaisirs susdits parce que cette confraternité doit au plus haut point y tendre.

    Or sur un côté est placée une image de l’Annonciation parce que c’était là un discours et un dialogue de paix.

    Sur une autre partie est placée l’image des cinq plaies ou l’image des dix douleurs ou coups de lance.

    Et semblablement une image du calice et de l’hostie pour représenter le très digne sacrement de l’autel.

     

    Mais il n’y a dans cette disposition aucune obligation relative au péché ; ni relative au jeûne. Et il n’est pas nécessaire de porter un nouvel habit. Pour cette raison, tout religieux ou religieuse peut être de cette fraternité ; de même qu’un homme marié ou une femme mariée. En effet dans cette confraternité il n’y a que le mérite de la grâce et le salut des âmes et le gain des indulgences.


     CHAPITRE II

    Or, concernant le dire, les indulgences concédées par le siège apostolique sont de mille jours pour tout Ave Maria ; ce qui fait dix mille pour un petit office ; et trente mille pour un office solennel ; et soixante douze mille pour un grand. Et, concernant le faire, est concédée la participation à tous les biens de l’église chrétienne toute entière. Concernant le porter, pour chaque jour dix jours sont ajoutés aux indulgences susdites[xvi].

     

    Chapitre 2

    M

    ême si rien d’autre n’est nécessaire à la confraternité, ou pour gagner des indulgences, grâce aux dévotions susdites -faire, dire et porter, cependant il sera utile et tout à fait salutaire d’ajouter la meilleure et la plus dévote façon de dire l’office susdit. Et ceux qui s’y seront exercés ne seront pas sans fruit ni consolation spirituelle. Et ainsi s’exerçait la personne de laquelle cette confraternité tire son origine.

    D’abord pour les matines

    D’abord il faut savoir quelles sont les dix Vertus évangéliques de la Vierge qui sont décrites dans l’Evangile, en mémoire desquelles sont dites les matines : ce sont les suivantes, dont nous parlerons plus complètement plus bas.

    La première, la Chasteté

    Deuxièmement, la Prudence

    La troisième, l’Humilité

    La quatrième, la Vérité de la foi

    La cinquième, la Louange

    Les dix Vertus évangéliques :                                   La sixième, l’Obéissance

                                                                                                  La septième, la Pauvreté

                                                                                                  La huitième, la Patience

                                                                                                  La neuvième, la Piété ou la Charité

                                                                                                  La dixième, la Compassion ou le Glaive, ou la Lance de la douleur.

    On dit donc ainsi : « Je te salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi ; tu es bénie parmi les femmes,


    CHAPITRE II

     et béni le fruit de ton ventre. Sainte Marie très chaste, prie pour nous pécheurs. Amen. »

    Et ensuite on dit l’Ave Maria : « Sainte Marie très prudente ».

    Et en troisième : « Sainte Marie très humble ».

    Et en quatrième : « Sainte Marie très vraie ou très fidèle ».

    Et en cinquième : « Sainte Marie très renommée ou pleine de louange ». 

    Et en sixième : « Sainte Marie très obéissante ».

    Et en septième : « Sainte Marie très pauvre ».

    Et en huitième : « Sainte Marie très patiente ».

    Et en neuvième : « Sainte Marie très pieuse ».

    Et en dixième : « Sainte Marie très souffrante».

    Ensuite ceux qui savent disent : « Béni le Seigneur Dieu d’Israël » ; ou le « Te deum ».

    A propos de la bienheureuse Vierge Marie, concernant ses vertus, avec la prière suivante : « Dieu qui, avec une admirable Prudence, pour nous les rachetés, as fait naître d’une Vierge ton Fils unique, fais, nous le demandons, que, rachetés par la passion de ton Fils, nous te plaisions en toutes choses et toujours par la Vierge sa mère. Et permets-nous de t’offrir  continuellement d’un cœur pur un denier de bons plaisirs de cette même Vierge ; per eumdem…[xvii]»

    Pour la première, la troisième, la sixième et la neuvième heure, qui sont dites en l’honneur des quarante Oeuvres de la Vierge Marie :

    on dit l’ Ave Maria, avec «  Sainte Marie, qui la première en ce monde as consacré à Dieu ta virginité, prie pour nous pécheurs.  Amen ». Et ensuite : « Sainte Marie, qui as reçu Vierge Saint Joseph Vierge en mariage ». Et en troisième : « Sainte Marie qui fus troublée par  la salutation de Gabriel » ; et ainsi de suite pour les autres, comme tu le trouveras plus bas, là où sont nommés les quarante œuvres elles-mêmes[xviii].

     A la fin de chaque heure, la même prière que précédemment, celle de la fin des Matines, doit être dite.

     

    Pour les vêpres, qui sont dites en l’honneur des Douleurs de la Vierge.

    Pour les vêpres une plus grande attention doit être apportée. Car les heures du Fils et de la mère concernant les Douleurs et les Honneurs ne doivent pas être séparées : et c’est pourquoi aussi deux pressoirs sont posés, l’un du Fils dans lequel est exprimé le vin rouge, c’est-à-dire le sang,


    CHAPITRE II

    l’autre de la mère dans lequel est exprimé le vin blanc, c’est-à-dire les larmes. Et en même temps ils sont associés, de même que dans la messe l’eau est toujours mêlée au vin.

    C’est pourquoi il doit y avoir, en leur mémoire, d’abord contemplation des cinq Plaies et deuxièmement des dix Douleurs.

    A propos des dix Douleurs, vois-les nommées  une par une dans le dernier chapitre[xix].

    Mais donc il faut savoir, concernant les cinq Plaies[xx], que les frères et les soeurs doivent connaître les cinq contemplations du paradis, c’est-à-dire des cinq plaies du Christ qui est notre vrai paradis. C’est pourquoi il convient de contempler ceci : cela est comme la création par Dieu du paradis et, dans le paradis, de la source qui est ensuite divisée en quatre fleuves qui irriguent toute la terre[11]. Comme il est visible dans la Genèse. Ainsi il forma le corps du Christ, au milieu duquel, c’est-à-dire dans son cœur, il plaça la source d’eau de toute grâce, qui est divisée en quatre parties correspondant aux quatre autres plaies : parce que, vraiment, le sang coulait de ses pieds et de ses mains pour irriguer toute la terre ; parce que toute âme cherchant l’eau du salut doit puiser à ces sources de salut. Donc la source de la main droite est source des saintes méditations ; la source de la gauche des saints repentirs ; celle du pied droit des saintes affections ; celle du pied gauche des saintes langueurs. Quant à la source principale et originelle du coeur, elle est dite source de l’amour divin. C’est pourquoi, quelle que soit l’âme qui désire avoir de bonnes et saintes méditations, qu’elle aille à la plaie de la main droite. Si elle désire pleurer ses péchés et ceux d’un proche, qu’elle aille à la main gauche. Si elle désire n’avoir de l’affection pour aucune créature, mais pour Dieu seul, qu’elle aille à la source du pied droit. Si elle désire avec Paul être dissoute et être avec le Christ ; et dire avec l’épouse : « Je me languis d’Amour » ;  et avec David : « Malheur à moi parce que mon exil a été prolongé [12]», qu’elle aille au pied gauche. Mais si elle désire fondre toute entière et être transformée par l’amour intérieur, qu’elle aille au cœur et au côté du Christ.

    Donc d’abord, pour ces paroles, sont dits[xxi], en quelque sorte pour préparer la récitation des Ave Maria,

     


    CHAPITRE II

    cinq Pater noster, pour honorer et rappeler les cinq Plaies du Christ.

    Ensuite, pour les vêpres, dix Ave Maria sont intercalés entre ces cinq Plaies, en plaçant à propos de chaque plaie deux Ave Maria, de la façon suivante :

    pour la première plaie, c’est-à-dire celle de la main droite, sont dits deux Ave Maria terminés par : « Bon Jésus, par la douleur que ressentit ta mère quand elle entendit les paroles de Syméon ; et par celle qu’elle ressentit pendant que, fuyant Hérode, elle te portait ; et par celle qu’elle ressentit pour cette plaie-ci ; donne-moi d’avoir toujours de pures et saintes pensées. »

    Ensuite, semblablement, pour la deuxième Plaie, c’est-à-dire celle de la main gauche, sont dits deux Ave Maria terminés par : « Bon Jésus, par la douleur que ressentit ta mère quand, sans qu’elle le sache, tu restas trois jours dans Jérusalem ; et par celle qu’elle ressentit, quand il lui fut annoncé que tu avais été pris par les Juifs et abandonné par les apôtres ; et par celle qu’elle ressentit pour cette plaie-ci ; donne-moi d’avoir un vrai repentir et une vraie contrition de mes péchés. »

    Ensuite, pour la troisième plaie, c’est-à-dire celle du pied droit, sont dits semblablement deux Ave Maria terminés par : « Bon Jésus, par la douleur que ressentit ta mère quand elle alla au devant de toi qui portait la croix ; et par celle qu’elle ressentit quand elle te vit et t’entendit être crucifié ; et par celle qu’elle ressentit pour cette plaie-ci ; donne-moi d’avoir toujours de saintes affections et de saints plaisirs, afin qu’en toi seul mon cœur se réjouisse. »

    Ensuite pour la quatrième plaie, c’est-à-dire celle du pied gauche, sont dits semblablement deux Ave Maria, en ajoutant à la fin : « Bon Jésus, par la douleur que ressentit ta mère quand elle te vit mourir ; et par celle qu’elle ressentit quand elle te vit être blessé d’un coup de lance et sortir de ton côté du sang et de l’eau ; et par celle qu’elle ressentit pour cette quatrième plaie ; donne-moi de toujours languir, de désirer être dissous et d’être avec toi. »

    Ensuite pour la cinquième plaie, c’est-à-dire celle du côté et du cœur sont dits deux Ave Maria, en ajoutant à la fin : « Bon

    B


    CHAPITRE II

    Jésus, par cette douleur que ressentit ta mère quand, en méditant sur tes blessures, pieuse,  elle Te contemplait déposé de la croix et placé sur son sein ; et par cette douleur qu’elle ressentit, quand, séparée de Toi qu’on avait déposé désormais dans le tombeau, elle revint seule à Jérusalem.

    Et par cette douleur que Tu ressentis, en disant dans le jardin : « Mon âme est triste à en mourir » et après Tu as sué du sang ; et par celle que Tu ressentis quand tu fus pris, lié durement et bourré de coups de poing ; et par celle que Tu ressentis pendant la flagellation ; et celle que Tu ressentis à ton couronnement ; et celle que Tu ressentis sur la croix, dans l’étirement de tes membres ; et ainsi on pouvait dénombrer tous Tes os ; et celle que Tu ressentis à Ta mort, quand Ton âme s’est séparée de Ton corps, donne-moi la grâce de mourir dans le sein de Ta mère et qu’enfin je sois couronné d’une couronne de gloire dans Ton royaume. Amen. »

    Ensuite est dit le Magnificat.

    Et pour finir : «Christ, pour nous, tu t’es fait alors obéissant jusqu’ à la mort, etc.

    Oraison. Regarde, nous le demandons, Seigneur, cette famille qui est la tienne... » etc.

    Qui aura bien contemplé les vêpres susdites, verra de façon très ordonnée et explicite les dix Douleurs du Fils placées avec les dix Douleurs de sa mère.

    POUR complies, ce qui est dit en l’honneur et en mémoire de la Vierge :

    S’agissant de complies aussi, une grande attention doit être apportée. Donc il faut savoir que les frères et les sœurs célèbrent toujours la messe à Complies. Et  ils y font la Cène du Seigneur. Et quand tu entends que les frères et les sœurs célèbrent ou disent la messe à Complies, ne comprends pas[xxii] messe sacramentelle, mais messe révérencielle, de la façon suivante :

    D’abord, suivant le nombre des douze apôtres pendant la Cène, ils disent douze Ave Maria, en mémoire des douze Mystères de la messe. Et il est grandement utile pour la mémoire d’avoir depuis le début une image de la Cène où chaque apôtre ait un Mystère écrit sur la main. Ce sont :

    le premier, l’Introït ; le second, les Prières ; le troisième, l’Epître ; le quatrième, le Graduel ;


    CHAPITRE II

    le cinquième, le Tractus ; le sixième, l’Evangile ; le septième, l’Offertoire ; le huitième, le «Per omnia saecula» ; le neuvième, le Memento ; le dixième, l’Elévation ; le onzième, le Pater noster ; le douzième, l’Agnus dei.

     

    Quant à Judas le traître, à sa place se trouvent Moïse, David ou Paul, parce que Moïse et David eurent un très grand respect pour l’arche du Seigneur qui est une figure de ce sacrement, comme Paul pour la messe.

     

    Mais pour que la succession soit mieux comprise, il convient d’énumérer les Mystères de la messe. Note que [xxiii]la messe n’est rien d’autre que la représentation véritable et la commémoration de la mort, de la croix et de la passion du Christ ; et celui qui aura eu une bonne connaissance de la messe, connaîtra bien la passion ; et celui qui aura eu une bonne connaissance de la passion, connaîtra bien la messe, comme c’est évident pour ceux qui savent et contemplent les Mystères successifs.

     

    Le premier Mystère est l’Introït de la messe, représentant la façon dont le Christ entra dans le jardin et prit avec lui Pierre, Jacques, et Jean : de même nous voyons que le prêtre prend avec lui le diacre, le sous diacre et l’acolyte.

    Le second Mystère est les Prières que le prêtre dit ; et elles représentent les trois prières du Christ au jardin : mais le Kyrie était dit par les pères des limbes[xxiv] ; et le Gloria in excelsis par les anges.

    Le troisième Mystère est l’Epître, qui représente la réponse et la lettre que les anges, du haut du ciel ont apportées au Christ, le réconfortant.

    Le quatrième Mystère est le Graduel, représentant la façon dont il s’avançait vers ses disciples endormis, et vers Judas et les Juifs qui veillaient et le cherchaient.

    Le cinquième Mystère est le Tractus, ainsi nommé en raison de la traction, représentant la façon dont le Christ fut traîné vers deux juges ecclésiastiques et deux juges séculiers.

    Le sixième Mystère est l’Evangile, représentant la vérité que le Christ dit à Pilate par ces mots : « Moi je suis né pour cela ».

    Le septième Mystère est l’Offertoire : car le Credo, dans la messe de la croix, ne fut pas chanté, si ce n’est par la seule Vierge Marie ; parce que les autres perdirent la foi. Or l’Offertoire représente le moment où Pilate offrit Jésus

     

    B2


    CHAPITRE II

    flagellé et couronné aux Juifs en disant : « Voici l’homme » ; et finalement il le livra à leur volonté.

    Le huitième Mystère est quand le prêtre commence : « Per omnia », après les paroles secrètes, représentant la façon dont toute la cité fut rassemblée, à cause de la décision des Juifs, pour venir voir le Christ être pendu ; et parce que précisément, il y eut «per omnia » les saintes femmes pleurant Jésus : c’est pourquoi on dit le Sanctus, et il représente proprement la Vierge Marie qui alla au devant du Christ qui portait la croix sur son dos.[xxv]

    Le neuvième Mystère est le Memento, représentant la façon dont le Christ, avant qu’il ne soit élevé sur la croix, avait prié à l’écart Dieu son père, lui confiant tous ceux qui allaient croire en lui. Et aussi pareillement ceux qui le contemplaient, en les nommant par leur nom, en offrant à Dieu son père, pour eux et pour le monde entier, sa mort.

    Le dixième Mystère est l’élévation de la sainte hostie. Et elle représente le Christ élevé sur la croix.

    Et remarque que de même que le prêtre dit le Memento, ainsi fit le Christ ses prières secrètes et dit Memento, en recommandant le genre humain et en offrant son sang pour la rédemption de celui-ci.

    Le onzième Mystère est le Pater noster et il représente les paroles que le Christ dit sur la croix. Et remarque que, de même que dans la prière dominicale il y a sept demandes, de même sur la croix le Christ prononça sept paroles et à la dernière expira, en disant : « Père, je remets entre tes mains mon Esprit ».

    Le douzième Mystère est l’Agnus dei, dit trois fois quand la paix est donnée, représentant  la paix donnée par la mort du Christ, aux anges, aux pères des limbes et aux vivants. C’est pourquoi, avant que la paix du Seigneur soit donnée par le prêtre, celui-ci partage l’hostie en trois. Donc la messe du Christ fut achevée dans la paix. Et de même qu’à la naissance du Christ la paix fut donnée aux hommes, de même à la mort du Christ elle fut laissée aux hommes.

    Cependant l’Eglise ajouta trois choses : la Communion, les Prières, l’Ite missa est. Et elle le fit pour représenter complètement tous les faits postérieurs à la mort du Christ. Car la Communion

     

     

     

     

     

     

     

                                                                                           


    CHAPITRE II

    représente la façon dont les pères des limbes communièrent alors en voyant la nature divine ; et alors le larron fut au paradis ; la postcommunion représente le bouleversement du monde entier.

    Quant aux Prières, elles représentent les demandes que fit Joseph d’Arimathie à Pilate pour obtenir le corps du Christ.

    L’Ite missa représente le moment où, après l’ensevelissement du Seigneur, ils dirent à la Vierge Marie : « Allez, parce que la chair est mise au tombeau ; allez à Jérusalem ».

    Et à cause de ces trois points qui n’ont pas été dits par le Christ dans sa messe, mais ont été ajoutés par l’Eglise, parfois sont admis quinze Mystères. Parfois aussi ne sont admis que dix Mystères : car le neuvième, c’est-à-dire le Memento, ils le placent sur la croix ou à l’élévation de la croix ; et le douzième, c’est-à-dire l’Agnus, ils le placent avec les pères des limbes auxquels la paix est donnée ; et ceux qui ont cette opinion considèrent que le bon larron apportait la paix, de même nous voyons dans la messe que la paix est donnée et portée aux autres.

    Et au commencement de cette confraternité, on disait ainsi : que n’étaient jamais admis que dix Mystères de la messe. Mais la communauté s’étant accrue, il a été laissé à la dévotion des frères et des sœurs que soient admis dix ou douze ou quinze Mystères de la messe.

    Une fois ces points établis, expliquons la façon de dire complies.

    Donc, d’abord on dit le Pater noster et l’Ave Maria, en les disant d’abord pour le premier Mystère. Et ainsi de suite, jusqu’au douzième en les nommant.

    En premier lieu, que l’Ave Maria lui-même est un Mystère, penses-y en disant l’Ave Maria pour l’Introït; et l’Ave Maria pour les Prières ; et l’Ave Maria pour l’Epître ; et de même pour les autres.

    Une fois dits ces douze Ave Maria pour la Cène et la messe, on pose alors sur la tête de Jésus la couronne de l’autel et de l’adoration, en disant qu’on rend tout honneur au Christ, honneur qui lui fut rendu depuis le commencement du monde en préfiguration ou en réalité en raison de ce très digne sacrement.

    Et après cela, on commence à en dire douze autres pour la couronne, parce que les rois et les reines ne sont jamais couronnés que pendant une messe ; et on dit : « De cette façon, Vierge, à toi, je rends tout honneur

     

     

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE II

    que te rendirent le jour de ton assomption et de ton couronnement dans le ciel tous les hommes et femmes qui vécurent bien relativement à l’état de mariage » ; et on fléchit le genou ou incline la tête en disant d’abord l’Ave Maria, et conséquemment l’on fait ainsi pour tous les degrés de la hiérarchie céleste, qui sont douze, selon ce à quoi on s’en tient généralement, bien que différentes personnes les ordonnent de façon différente, car certains veulent que Dieu ne soit pas de la hiérarchie céleste mais au-dessus de toute la hiérarchie céleste, de la même façon qu’on dit d’habitude qu’il n’est pas de l’univers mais au-dessus de l’univers tout entier ; et ils placent en premier le Seigneur Jésus en tant qu’homme[xxvi], mais sur ces sujets je passe rapidement. Car il me plaît que chacun établisse l’ordre où il trouvera la plus grande dévotion ; qu’il soit dit ainsi dorénavant.

                                    en premier les femmes et les hommes mariés

    en deuxième les veuves

    en troisième les vierges

    en quatrième tous les religieux

    en cinquième les confesseurs

    Il y a                       en sixième les martyrs

    en septième les apôtres et les évangélistes

    en huitième les prophètes

    en neuvième les patriarches

    en dixième les anges

    en onzième l’humanité du Christ

    en douzième la bienheureuse Trinité. 

    Et il faut noter que cette couronne est formée de multiples manières par les personnes pieuses. Donc quelques uns la font à propos de ses douze joies ; d’autres des douze excellences et prérogatives de la Vierge Marie.

    Mais au terme des douze Ave Maria sont dits le Nunc dimittis[xxvii]  ou bien[xxviii] le « Dignare me » ; l’« Oratio famulorum tuorum ».

    Pareillement, les religieux, selon les trois bons plaisirs de la Vierge, s’exercent aussi à trois choses. D’abord, quand ils entendent les heures du jour à l’horloge, ils disent un Ave Maria pour le premier bon plaisir. Et, quand ils passent


    CHAPITRE III

    devant la croix , ils disent : « Bon Jésus, par cette douleur que tu ressentis sur la croix et par tes plaies, et par la douleur que ressentit ta mère au pied de la croix et ses larmes, remets-moi mes péchés et les peines qui sont dues pour ceux-ci » ; et ceci est le second bon plaisir. Quant au troisième, quand ils entrent dans les églises, ou passent devant, ou sont face au tabernacle, ils disent : « Bon Jésus, par cet amour avec lequel tu veux toujours être avec moi, donne-moi la grâce par laquelle je puisse être toujours avec toi. Amen ».

    Egalement, quand ils entendent la messe être malmenée, ils disent un Ave Maria pour le prêtre, pour qu’il ait la force de célébrer pieusement. 

    I

    Chapitre 3

    l s’ensuit, après avoir présenté sommairement[xxix] la confraternité de la Vierge Marie, que nous la présentons théologiquement en élucidant les dix questions susdites. Or d’abord était demandé s’il était vrai que n’étaient lues que quarante œuvres de la Vierge ; il est certain en effet qu’elle en a accompli beaucoup plus, mais nous ne cherchons que celles qui sont écrites dans l’Evangile, dans lequel, concernant le Fils, nous lisons qu’il en a fait beaucoup et d’autres qui ne sont pas écrites dans l’Evangile[13] ; nous pouvons dire la même chose pour sa mère. Or, pour la réponse à la question, nous ne pouvons pas mettre mieux en évidence et avec plus de certitude la vérité qu’en recueillant et en collectant tous les passages de l’Ecriture sainte dans lesquels il est fait mention de la Vierge. Et je ne parlerai pas ici des préfigurations qui dans l’Ancien Testament la concernent ; que celui qui désire les voir lise le livre qui est appelé Bible de Marie[xxx] ; mais nous parlerons ici de toutes celles qu’on lit véritablement dans la loi du Christ et le Nouveau Testament à propos de la Vierge Marie, et non pas de toutes celles qui étaient dans l’ombre et en préfiguration.

    Recueilli dans le premier chapitre de Matthieu.

    Dans Matthieu, 1, il en est traité ainsi : « Mais Jacob engendra Joseph époux de Marie de laquelle naquit Jésus qui est appelé

     

     

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE III

    Christ. » Dans le même chapitre il est ajouté : « Alors que Marie la mère de Jésus avait été promise à Joseph, avant qu’ils ne se marient, elle fut trouvée enceinte de l’Esprit saint » ; et au même endroit il est dit comment un ange apparut à Joseph qui voulait la renvoyer en secret, disant : « N’aie pas peur, reçois Marie comme ton épouse. »

    DU second chapitre de Matthieu :

    Les Mages viennent de l’orient sous la direction de l’étoile ; « Et, entrant dans la maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère ». Dans le même chapitre, il est ajouté comment, grâce à l’avertissement des anges, Joseph prit l’enfant et sa mère et s’enfuit en Egypte. Et qu’après la mort d’Hérode, il revint avec l’enfant et sa mère sur la terre de Judée et à Nazareth.

     

    DU douzième chapitre :

    « Alors que Jésus parlait aux foules, voici que sa mère et ses frères se tenaient dehors cherchant à lui parler. Or quelqu’un lui dit : «Voici ta mère et tes frères qui se tiennent dehors en te cherchant. »»

     

    RECUEILLI dans Marc, chapitre trois :

    Suivent les passages recueillis dans Marc ; et d’abord chapitre trois. La mère de Jésus et ses frères se tenant à l’extérieur lui envoyèrent des gens le demander qui lui disent : «Voici que ta mère et tes frères te cherchent ».

     

    DU chapitre quinze

    Bien que dans ce chapitre, non plus que dans Matthieu chapitre 20, il ne soit fait expressément mention de Marie, il est cependant dit [14]: « Or il y avait des femmes qui se tenaient à l’écart, parmi lesquelles se trouvaient Marie la Magdaléenne, Marie la mère de Jacob le mineur et de Joseph, et Salomé ; et alors qu’il était en Galilée, elles le suivaient et le servaient ; et beaucoup d’autres qui de même étaient montées avec lui à Jérusalem ». Cependant dans Jean, chapitre 19, la Vierge est bien indiquée et nommée.

     

    RECUEILLI dans Luc, chapitre 1.

    Recueilli dans Luc. Et d’abord, dans le chapitre 1, se trouve ce très saint Evangile qui est appelé communément : « Il a été


    CHAPITRE III

     envoyé »,où il est fait mention de l’envoi de Gabriel et de la salutation par laquelle il salua la Vierge : « Je te salue pleine de grâce, le Seigneur est avec toi… » etc. de la façon dont elle fut troublée et se demandait quelle était cette salutation ; de la façon dont elle demanda à Gabriel : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » Et qu’elle répondit finalement à Gabriel : « Voici la servante du Seigneur…» etc. 

    Il est ajouté dans le même chapitre comment Marie se leva et partit dans la montagne chez sa parente Elisabeth. Et qu’elle salua Elisabeth ; mais quand fut entendue la voix de Marie, l’enfant exulta dans le ventre d’Elisabeth qui s’écriait : « Tu es bénie entre les femmes… » etc. Et elle dit : « Pourquoi cela à moi, que la mère de mon Seigneur vienne à moi ? Bénie, dit-elle, toi qui as cru, puisque le Seigneur accomplira en toi ce qui t’a été dit ». Et Marie dit : « Mon âme magnifie le Seigneur…» etc. Or Marie resta avec Elisabeth presque trois mois ; et elle retourna dans sa maison.

    DU deuxième chapitre.

    Dans ce chapitre se trouve la façon dont, au commandement de l’empereur, la Vierge Marie vint avec Joseph son époux jusqu’à Bethléem, où elle mit au monde son Fils premier-né, l’enroula dans des morceaux d’étoffe et le coucha dans une mangeoire parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’auberge. Il est ajouté ce qui concerne la venue des bergers et que la Vierge conservait toutes leurs paroles en les plaçant dans son cœur. Ensuite il est ajouté dans le même chapitre de quelle façon, après qu’eurent été accomplis les jours de purification de Marie, elle vint à Jérusalem et offrit une paire de tourterelles ou deux petits de colombes. Et Syméon dit à Marie : « Un glaive traversera ton âme à toi-même». Et aussi au même endroit : « Et quand tout fut accompli selon la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, dans la cité de Nazareth. L’enfant Jésus grandissait et ses parents allaient chaque année à Jérusalem pour le jour solennel de la Pâque. Et comme Jésus avait atteint ses douze ans, il resta à Jérusalem ; et sa mère le troisième jour le trouva

     

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    CHAPITRE III

    dissertant dans le temple ; elle lui dit : « Fils, que tu as-tu fait ainsi ? Voici que ton père et moi, affligés, nous te cherchions. » La mère de Jésus conservait en son  cœur les paroles que lui répondit son Fils ». Ensuite il est ajouté qu’ils vinrent à Nazareth et que Jésus leur était soumis.

    DU chapitre huit

    Il se trouve dans le chapitre huit : « Or vinrent à Jésus sa mère et ses frères, mais ils ne pouvaient aller à lui à cause de la foule ; et il lui fut annoncé : « Ta mère et tes frères se tiennent à l’extérieur, voulant te voir. » »

     

    DU chapitre onze

    « Or Il arriva qu’alors qu’il disait cela une femme de la foule, élevant la voix, dit : « Heureux le ventre qui te porta et la poitrine que tu as tétée. » »

     

    DU chapitre vingt trois

    Il parle des femmes de la façon dont je l’ai dit plus haut dans Marc.

     

    Recueilli dans Jean

    Recueilli dans Jean : et d’abord dans le chapitre second : Marie se rend aux noces à Cana de Galilée et, le vin manquant, dit à Jésus : « Ils n’ont pas de vin ». De même elle dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira ». Dans le même chapitre il est ajouté : « Après cela Jésus lui-même et sa mère descendirent à Capharnaüm et y restèrent peu de jours. »

    Du chapitre dix neuvième

    « Or Marie sa mère se tenait au pied de la croix de Jésus. Comme Jésus avait vu sa mère et un disciple qui se tenait là, il le choisit ; il dit à sa mère : « Femme, voici ton Fils. » Ensuite il dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à partir de ce moment le disciple la reçut dans sa maison. »

     

    De tout ce que nous venons de dire, il apparaît que qu’il n’y a eu de mention de la Vierge que dans dix chapitres des quatre Evangiles : Matthieu, 1, 2 et 12 ; Marc, 3; Luc, 1, 2, 8 et 11 ; Jean, 2 et 19.


    CHAPITRE III

    Si quelqu’un trouve dans les quatre Evangiles d’autres passages que ceux qui sont exposés, il dira que je me suis endormi ou que j’ai fait tomber mon livre. Donc je crois qu’excepté ce qui est dit plus haut, on ne lit rien d’autre à propos de la Vierge Marie dans tout le Nouveau Testament, excepté ceci : qu’ils étaient tous persévérants dans la prière avec Marie, la mère de Jésus.

    Tu vois donc, ô lecteur, que très sagement l’Esprit Saint a fait que les vertus et les Oeuvres de la Vierge soient écrites. Car en commençant dans la Foi, elle acheva dans la Persévérance, enfermant le denier des  vertus entre les fondations de la Foi et le toit de la Persévérance. En ce tout consiste la perfection[xxxi].

    Oui vraiment, pour éviter l’effort aux lecteurs, comme les points ci-dessus ont été donnés de façon désordonnée, Il convient de compter et de nommer en les distinguant toutes les Oeuvres de la Vierge. Je dis donc qu’on ne lit dans l’Ecriture sainte que quarante Oeuvres de la Vierge, qui suivent ci-après.[xxxii]

    1. La Vierge Marie, la première en ce siècle, consacra à Dieu sa virginité. Luc, 1.
    2. La Vierge Marie prit Joseph Vierge comme époux. Matthieu, 1. Les deux œuvres ci-dessus sont placées par certains après l’œuvre de Prudence, à cause de ces paroles : « comment cela se fera-t-il ? », qui sont suivies de : « Elle se demandait quelle était cette salutation ». Et ils disent que la Prudence fut la première Vertu de Marie écrite dans l’Evangile. Mais ceci apparaît manifestement faux. Car, avant la venue de Gabriel, la Vierge avait fait vœu de virginité et elle avait pris Joseph comme époux, comme il apparaît dans Luc ,1. S’y accorde la lyre de Matthieu, 1. Il est bien vrai que sa virginité est expressément indiquée par ces paroles : « Comment cela se fera-t-il etc. ? » Et ainsi peut être comprise ma première opinion. Et ne laisse pas de place au mystère le fait que la première Vertu dont touche l’Evangile au sujet de la Vierge Marie fut la Chasteté, comme le savent tous  ceux qui aiment la Vierge parce qu’ils doivent avoir, au-dessus de toutes les autres vertus, cette particularité, s’ils veulent être familiers de la Vierge. En outre, ici, nous ne plaçons pas les Vertus de la Vierge dans l’ordre où elle les montra elles-mêmes, parce qu’il est certain

    CHAPITRE III

    que la Foi précède toutes les autres. Mais nous décrirons[xxxiii] les vertus de la Vierge en suivant l’ordre que l’évangéliste a arrêté dans son Evangile et de la façon dont elles sont décrites dans l’Evangile.

    1. La Vierge Marie prit peur et fut troublée au moment de la salutation de Gabriel. Luc, 1.
    2. La Vierge Marie réfléchissait très sagement sur la salutation susdite. Luc, 1.
    3. La Vierge Marie interrogea Gabriel, disant : « Comment cela se fera-t-il… ? » etc. Luc, 1.Certains ont voulu mettre à la place de la cinquième œuvre de la Vierge qu’elle-même aima Dieu tout à fait parfaitement, en raison de ces paroles : « Je te salue Marie pleine de grâce ». Et ils disent que la Grâce et la Charité sont la même chose. Mais, à mon avis, par ces paroles : « Pleine de grâce », n’est pas signifiée qu’une seule vertu : mais la réunion et le cumul et la plénitude de toutes les vertus et grâces. C’est pourquoi la cinquième œuvre fut comme il a été dit plus haut.
    4. La Vierge Marie répondit finalement à Gabriel : « Voici la servante du Seigneur…» etc. Luc, 1.
    5. La Vierge Marie conçut alors le Fils de Dieu. Luc, 1.
    6. La Vierge Marie se leva alors et partit dans la montagne de Judée. Luc, 1.
    7. La Vierge Marie entra dans la maison de Zacharie. Luc, 1.
    8. La Vierge Marie salua sa parente sainte Elizabeth. Luc, 1. Certains ont voulu mettre à la place de la huitième œuvre que la Vierge dissimula ce Mystères à saint Joseph ; mais quel que soit ce qui fut fait à ce propos, l’Evangile ne l’indique pas en l’expliquant expressément. Certains veulent mettre à la place de la neuvième œuvre que la Vierge réjouit Jean-Baptiste par sa salutation ; mais cela ne ressort pas du texte, bien que plusieurs docteurs disent que cette exultation a procédé du Fils qui était dans le ventre de la Vierge.
    9. La Vierge Marie eut toujours une foi vraie et parfaite. Luc, 1.
    10. La Vierge Marie exprima alors ce cantique des cantiques : « Magnificat », Luc, 1. Certains ont voulu

    CHAPITRE III

    que soit mis à la place de la treizième œuvre que la Vierge Marie resta presque trois mois avec Elizabeth ; mais nous disons que s’attarder n’est pas agir ; or en réalité nous ne recherchons  que les Actes ou Oeuvres de la Vierge.

    1. La Vierge Marie retourna ensuite à Nazareth. Luc, premier chapitre.
    2. La Vierge Marie obéit au commandement de l’empereur et vint à Bethléem. Luc, 2
    3. La Vierge Marie alors se déclara soumise à l’empereur. Luc, 2. Il y eut certains pour dire que les femmes ne se déclaraient pas, seulement les hommes ; mais selon l’Evangile il semble que ce soit les deux ; et c’est bien vrai.
    4. La Vierge Marie fut hébergée dans un lieu misérable. Luc, 2. Certains veulent que soit mis à la place de la dix-septième œuvre que la Vierge eut Jésus dans son ventre dix ou neuf mois ; mais ceci n’est pas agir au sens où nous en parlons dans notre propos.
    5. La Vierge Marie dans le dit endroit misérable mit au monde le Fils de Dieu. Luc, deuxième chapitre.
    6. La Vierge Marie enroula son Fils dans des morceaux d’étoffe. Luc, 2.
    7. La Vierge Marie coucha le Fils de Dieu dans une mangeoire. Luc, 2.
    8. La Vierge Marie allaita le Fils de Dieu d’un sein plein de ciel. Luc, 2.
    9. La Vierge Marie conservait les paroles des bergers et des mages en les rassemblant dans son cœur. Luc, 2. Certains veulent que soit mis à la place de l’œuvre 22 qu’elle resta 40 jours à l’auberge. Mais il est déjà apparu que les retards ne sont pas des actions à proprement parler ; qu’ici nous parlons des actions.
    10. La Vierge Marie ensuite porta son Fils à Jérusalem pour qu’il soit présenté au Seigneur. Luc, 2. Certains veulent que soit mis à la place de l’œuvre 23 que la Vierge confia son Fils au bras de Syméon ; or ceci ne ressort pas du texte, mais seulement que Syméon le prit.
    11. La Vierge Marie offrit une paire de tourterelles ou deux

    CHAPITRE III

    petits de colombes. Luc, 2. Certains veulent que soit mis à la place de 24 que la Vierge souffrit beaucoup des paroles de Syméon. Mais ceci ne ressort pas de l’Evangile ; et c’est pourquoi cette douleur est contenue dans l’œuvre 39.

    1. La Vierge Marie ensuite revint à Nazareth : Luc, 2.
    2. La Vierge Marie s’enfuit en Egypte pour sauver son Fils : Matthieu, 3. Certains mettent à la place de l’Oeuvre 26 un laps de temps en Egypte de cinq ou sept ans. Mais est désormais évident ce qu’il faut en dire.
    3. La Vierge Marie revint ensuite en terre de Judée. Matthieu, 2.
    4. La Vierge Marie, par peur d’Archélaos, revint à Nazareth. Matthieu, 2. Il y eut certaines personnes qui mirent à la place de l’Oeuvre 28 que la Vierge Marie, en allant en Egypte portait dans ses bras son Fils ; mais quoi qu’il en soit, l’Evangile n’en fait pas mention. Il a été dit au auparavant ci-dessus que nous ne cherchons pas toutes les Oeuvres de la Vierge mais seulement celle qui sont écrites dans l’Evangile.
    5. La Vierge Marie chaque année montait au temple. Luc, 2.
    6. Marie chercha trois jours son Fils qui était resté à Jérusalem. Luc, 2.
    7. La Vierge Marie trouva son Fils le troisième jour. Ibidem.
    8. La Vierge Marie, après avoir trouvé son Fils, lui dit : « Que nous as-tu fait ainsi… ? » etc. Luc, 2
    9. La Vierge Marie conserve la réponse de son Fils, en la plaçant dans son cœur. Ibidem. Il y eut certaines personnes dont j’ai lu les écrits, qui divisaient cette Oeuvre en deux, toutes les fois qu’[xxxiv] il est dit que Marie conserve toutes ces paroles en les rassemblant dans son cœur. Et ils comptent  « conserver » pour une œuvre et « rassembler » pour une autre. Mais il est meilleur de les réunir ensemble, parce que l’Evangile les unit ; parce qu’il n’est pas dit « Marie conservait  et Marie rassemblait », mais « conservait en rassemblant ».
    10. La Vierge Marie avec son Fils retourna ensuite à Nazareth. Luc, 2. Certains veulent mettre à la place de l’œuvre 35

    CHAPITRE III

    que la Vierge régissait son Fils. Mais ceci ne ressort pas de l’Evangile, mais seulement qu’il leur était soumis.

    1. La Vierge Marie vint aux noces à Cana en Galilée. Jean, 2.
    2. La Vierge Marie, parce que le vin manquait, dit à son Fils : « ils n’ont plus de vin ». Ibidem.
    3. La Vierge Marie dit aux serviteurs : « Quoiqu’il dira, faites-le ». Ibidem.
    4. La Vierge Marie, après cela, descendit avec son Fils à Capharnaüm. Ibidem. Quelques uns veulent que soit mis à la place de l’œuvre 39 que la Vierge allait par des fermes et des hameaux avec les autres femmes ; mais cela ne ressort pas de l’Evangile, comme il en a été touché ci-dessus ; bien que je croie que ce soit juste.
    5. La Vierge Marie cherchait à parler à son Fils. Marc, 3 et Matthieu, 12.Certains distinguent deux œuvres, c’est-à-dire : chercher à voir, chercher et parler. Mais le texte de l’Evangile exprime le contraire.
    6. La Vierge Marie se tenait au pied de la croix de son Fils pendu. Jean, 19.
    7. La Vierge Marie persévérait dans la prière avec les apôtres de son Fils. Actes, 1. Il y eut certaines personnes qui, à la place de l’Oeuvre 40 dirent que la Vierge Marie reçut Jean l’évangéliste comme son Fils. Mais quoi qu’il fût fait à ce sujet, l’Evangile rappelle seulement que Jean la reçut pour mère. Et puissions-nous tous avec Jean la recevoir pour mère et maîtresse.

    Voici donc les 40 Oeuvres qui sont rappelées dans l’Evangile, en prenant œuvre autant comme œuvre extérieure, que comme parole ou pensée ; parce que dans les 40 points ci-dessus, est mentionné tout ce qu’on lit sur les pensées, paroles ou actions de la Vierge.[xxxv]

    Ajouter le chapitre suivant charmera véritablement le lecteur. Il porte sur toutes les autres particularités qu’on lit sur la Vierge.

    Que donc le lecteur zélé remarque que, outre les 40 œuvres susdites, nous lisons concernant la Vierge dans les Ecritures saintes, les vingt deux Marques ou Dignités


    CHAPITRE III

    et Excellences qui suivent ; elles n’indiquent pas que la Vierge a fait, dit ou pensé quelque chose.

    1         Marie, mère de Dieu et de Jésus, est de la tribu royale de David.

    2         Gabriel fut envoyé à une vierge dont le nom était Marie.

    3         Gabriel salua Marie en disant : « Ave, nouvelle Eva », transformant évidemment le nom d’Eve.

    4         Marie est pleine de grâce.

    5         Avec Marie, avec toi, est le Seigneur, toujours.

    6         Marie est bénie dans les femmes et parmi les femmes.

    7         Marie trouva grâce auprès du Seigneur.

    8         L’Esprit Saint vint en aide à Marie.

    9         La vertu du Très Haut couvrira Marie de son ombre.

    10     Marie fut trouvée enceinte de l’Esprit Saint.

    11     Joseph voulut renvoyer en secret Marie.

    12     Joseph accueillit Marie à cause de l’avertissement de l’ange, et il ne la connaissait pas.

    13     Les mages trouvèrent Marie avec l’enfant Jésus dans Bethléem.

    14     Le fruit de Marie est béni.

    15     Entendant la salutation de Marie, le Fils d’Elizabeth exulta dans son ventre.

    16     Elizabeth admira l’humilité de Marie, disant : « Et d’où me vient cela… ? » etc.

    17     Marie appela son Fils Jésus, conformément à cette parole de Gabriel : « Tu lui donneras le nom de Jésus. »

    18     Joseph respecta l’humilité de Marie.

    19     Le Seigneur fit de grandes choses pour Marie.

    20     Toutes les générations diront Marie bienheureuse.

    21     A Marie se tenant près de la croix, Jésus donne pour fils Jean l’Evangéliste.

    22     Un disciple, évidemment Jean l’Evangéliste, prit Marie chez lui.

    Si aux quarante Oeuvres susdites nous joignons les dix Vertus à partir desquelles les quarante Oeuvres elles-mêmes ont trouvé leur accomplissement et si nous ajoutons les susdites vingt-deux Marques ou Excellences de la Vierge, nous aurons le nombre


    CHAPITRE IIII

    des soixante-douze disciples du Christ ; de sorte que nous savons qu’autant de Dignités concernant la Vierge sont rappelées par l’Ecriture sainte que l’auteur de l’Ecriture sainte, c’est-à-dire, le Seigneur Jésus, eut de disciples. Or dans notre ouvrage quelqu’un pourrait, en en gonflant la matière, ajouter toutes les autorités et figures de la Bible qui parlent de la Vierge Marie  au sens spirituel; mais je passe outre, parce qu’ici nous n’écrivons que ce qui rappelle que la Vierge a dit, fait ou pensé quelque chose. Est donc très suffisamment évidente la question posée en premier sur la confraternité de la Vierge Marie, c’est-à-dire qu’on ne lit que quarante Oeuvres sur elle dans le Nouveau Testament.

     

    Chapitre 4

    Concernant la seconde question

    I

    l était demandé en deuxième lieu, à propos des Vertus, si  dix seulement étaient rappelées dans l’Evangile.

    Pour comprendre cette question et pour la réponse, que le lecteur prenne garde d’abord, à ceci : bien que les vertus semblent avoir précédé les Oeuvres et par conséquent que cette seconde question ait dû être la première et la première la seconde, cependant l’ordre en a été changé par nécessité ; en fait, les passages relevés dans tous les Evangiles servent autant à la première qu’à la deuxième question ; comme c’est évident pour celui qui réfléchit.

    Cependant que le lecteur prenne garde à ceci : dans ce chapitre sur les Vertus[xxxvi] nous devons comprendre la même chose que ce que nous avons dit dans le chapitre précédent des Oeuvres, c’est-à-dire que nous n’avons pas l’intention d’écrire toutes les Vertus que la Vierge eut. Qui en effet peut les compter ? Seul assurément celui qui compte les étoiles et les appelle toutes par leur nom.  Mais nous avons seulement l’intention d’écrire les Vertus rappelées dans l’Evangile.

    Cependant que le lecteur prenne garde à ceci : une Vertu peut être rappelée ou écrite de trois manières :

     

     

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE IIII

    c’est-à-dire de façon universelle et globale, comme quand la Vierge est dite « pleine de grâce » : ce sont toutes les vertus du monde qui sont rappelées de façon universelle, générale et globale[xxxvii].

    Deuxièmement une vertu peut être rappelée dans sa singularité, c’est-à-dire quand le nom de la vertu est écrit : comme dans l’expression : « Parce qu’il remarqua l’humilité de sa servante »[15] Et de cette façon ne sont rappelées que deux, ou au plus trois, vertus de la Vierge, c’est-à-dire la Virginité, l’Humilité et la Prière.

    Une vertu peut être rappelée d’une troisième manière, sous son espèce[xxxviii], c’est-à-dire par l’acte caractéristique de la vertu. Et cette manière est  pour ainsi dire intermédiaire entre les deux précitées, à la façon dont sont établies  les trois catégories de propositions en logique : c’est-à-dire universelles, particulières[xxxix] , singulières.

    Et c’est au sujet de la troisième manière que nous disons que dix vertus seulement sont rappelées et se trouvent dans l’Evangile ; et ce sont les suivantes; nous les mettons en lumière dans l’ordre où elles sont données dans l’Evangile.

    La première Vertu rencontrée est celle de la Chasteté : car la première œuvre qu’a faite la Vierge Marie en ce monde, s’agissant de ce qu’on lit dans l’Ecriture sainte, fut qu’elle voua à Dieu sa virginité, selon ce passage : « Comment cela sera-t-il fait, puisque je ne connais pas d’homme ?[16] » Elle l’avait vouée avant que Gabriel ne lui fût envoyé.

    La seconde Vertu fut celle de la Prudence, selon ce passage « Elle se demandait quelle était la salutation de Gabriel »[17]. Et celui-ci : « Marie conservait toutes ces paroles en les rassemblant dans son cœur. »[18]

    La troisième Vertu fut l’Humilité, selon ce passage : «  Voici la servante du Seigneur. Qu’il en soit fait pour moi selon ta parole. »[19] Et celui-ci : « Parce qu’il a remarqué l’humilité de sa servante. »[20]

    La quatrième Vertu fut la Vérité qui, d’après les mots de l’évangéliste, semble avoir été double, c’est-à-dire la vérité de la parole (parce qu’elle salua Elizabeth), et la vérité de la foi (parce que suit : « Heureuse toi qui as cru. »[21])

    La cinquième Vertu est appelée vertu de la Prière ou de la Louange divine, selon ce passage : « Mon âme magnifie le Seigneur »[22] Et celui-ci : « Ils étaient tous persévérants dans la prière avec Marie la mère de Jésus »[23]

    La sixième Vertu fut celle de l’Obéissance, parce que conformément à l’édit ou au commandement de l’empereur, elle alla


    CHAPITRE V 

    avec Joseph à Bethléem, et là déclara se soumettre à l’empereur.[24]

    La septième Vertu fut la Pauvreté, selon ce passage : « « Elle l’enroula dans des morceaux d’étoffe et le coucha dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux à l’auberge. »[25]

    La huitième Vertu est appelée Patience, selon ce passage de Matthieu : quand elle était persécutée par Hérode et qu’elle fuit en Egypte.[26] Et celui-ci : « Fils, que nous as-tu fait ainsi : moi et ton père, etc. »[27]

    La neuvième Vertu est appelée Piété ou parfaite Charité selon ce passage : « Ils n’ont pas de vin »[28]. C’est pourquoi elle fut appelée par Gabriel « Pleine de grâce »[29]

    La dixième Vertu fut appelée par certains la Vertu de la Compassion ; par d’autres le Glaive ou la Lance de la douleur. Donc il est dit : « Un glaive transpercera ton âme »[30]Et ailleurs : « Marie sa mère se tenait au pied de la croix de Jésus ». O mère de douleur, donne-nous cette vertu par laquelle nous saurions souffrir avec le crucifié, parce que l’apôtre en est témoin : « Si nous partageons la souffrance, nous partagerons aussi le royaume »[31]

    La réponse à la seconde question est donc évidente et sera plus évidente grâce aux points suivants.

    Chapitre 5

    L

    a troisième question fut : est-ce que les quarante Oeuvres susdites provinrent et procédèrent toutes de ces dix Vertus? Réponse : théologiens et philosophes s’accordent à reconnaître qu’une vertu héroïque est une vertu transcendante, excellente ou divine. C’est pourquoi semble s’ensuivre de façon tout à fait sûre et évidente qu’en raison de la maternité divine, qu’en la tout à fait excellente mère de Dieu devaient être placées de telles vertus tout à fait excellentes ; donc que toutes les vertus qui furent en la Vierge sont héroïques, comme il a été dit.[xl]

    Donc sa prudence était une vigilance circonspecte, chassant le moindre vice d’engourdissement ; et sa circonspection veillait, mettant en fuite le moindre sommeil de négligence et étant toujours attentive à accomplir le divin bon plaisir et

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    CHAPITRE V 

    à y être attentive[xli].  C’est pourquoi il est bien dit, par d’autres aussi, que cette Prudence évangélique est la science de plaire à Dieu.

    Quant à la Pureté, c’est une Vertu héroïque, qui non seulement fuit les contacts -qui sont corporels, impudiques, mais aussi chasse virilement toutes les pensées malhonnêtes de l’esprit, et abomine, à cause du vœu de chasteté, tous les actes de Vénus.

    L’Humilité est la Vertu grâce à laquelle on ne passe devant personne et on s’abaisse devant tous, en se mettant au dernier rang pour chaque acte et en désirant la dernière place.

    La Vérité est la Vertu qui réfrène la langue de la façon suivante : elle n’exprime aucune parole sinon pour son salut ou celui du prochain, ou pour la gloire et la louange de Dieu.

    La Louange est la Vertu par laquelle on exalte Dieu, qui doit être magnifié continuellement,  on proclame et montre à autrui qu’il faut Le magnifier, faisant tout ce qu’elle fait pour la gloire de Dieu.

    L’Obéissance est la vertu par laquelle on se réjouit quand on agit à l’encontre de sa propre idée, désirant toujours accomplir le commandement d’autrui en obéissant à sa décision, sans s’appuyer sur son avis personnel.

    La Pauvreté est la Vertu par laquelle on repousse comme des excréments tous les biens temporels pour avoir comme profit le Christ.

    La Patience est la Vertu qui rend l’homme immuable et le maintient toujours semblable dans l’adversité et la prospérité.

    La Piété est la Vertu par laquelle on perçoit les défaillances d’autrui aussi bien que les siennes, on porte rapidement secours aux misères d’autrui comme aux siennes et on choisit de bonnes choses pour autrui comme pour soi.

    La Compassion ou Glaive de douleur est la Vertu par laquelle on veut pleurer ou sangloter avec Jésus pendu en croix, souhaitant ressentir ce que ressentait aussi le Christ Jésus.

    Ce sont là les définitions des dix Vertus susdites, qui sont héroïques.

    Par elles, quelqu’un de zélé pourrait savoir comment, sous le nom d’une Vertu unique, une autre se comprend souvent. Qui en effet appréhenderait pleinement les Vertus susdites,


    CHAPITRE V 

    verrait assurément, incluses précisément en elles, toutes les autres vertus une par une et comprendrait comment il est donné, dans une seule vertu de la Vierge d’en comprendre une autre[xlii].

    Il faut savoir en outre que tous les philosophes et théologiens admettent tout à fait, sur la question des vertus, le point suivant : étant donnée, dans la situation qui nous intéresse, une œuvre quelconque, ou étant donnée une action méritoire et vertueuse quelconque commise par quelque voyageur[xliii], il peut être demandé de quelle vertu elle procède : c’est pourquoi, puisque nous trouvons dans une partie précédente, ou dans l’Evangile, quarante Œuvres ou actes ou occupations de la Vierge Marie, à bon droit, ses dévots doivent chercher de quelle vertu, ou de quelles vertus, elles ont procédé, elles sont provenues ou ont tiré leur accomplissement. Or le lecteur sagace, à partir de ce qui a été dit précédemment, peut apprécier clairement que dans l’Evangile ne sont explicitement abordées que dix Vertus héroïques de la Vierge Marie[xliv].

    Peut-être quelqu’un se demandera-t-il particulièrement, à propos des Vertus de Louange et de Compassion, puis de Prudence et de Vérité, en quoi elles sont des vertus distinctes ; mais il l’apprendra suffisamment s’il lit ce qui est établi par les savants,  quand ils  traitent de la nécessité d’établir des manières d’être ou des vertus dans l’âme. Et en effet, étant donnée une action quelconque autour de laquelle l’âme peut se comporter bien ou mal, vicieusement ou vertueusement, si la volonté s’exerçait à cette action selon le jugement de la raison, grâce à cet exercice, ou grâce à ces actions fréquemment renouvelées, serait générée une manière d’être ou une vertu, à moins qu’elle n’ait été générée auparavant par des actes semblables. Elle y tendrait alors  ou pourrait y tendre, à moins qu’elle ne soit à son point de perfection.[xlv]

    Cependant que le lecteur prenne garde au point suivant, qui concerne la Vertu de Vérité : la vérité politique morale (dont parle le philosophe[xlvi] dans les éthiques) fuit tout mensonge ; mais la vérité évangélique et héroïque dont nous parlons fuit non seulement tout mensonge, mais aussi toute parole oiseuse.

    Il est vrai qu’il sera extrêmement utile pour appréhender pleinement la question que nous établissions de combien de façons un acte ou une occupation procède d’une manière d’être ou de quelque vertu. Et je dis que c’est de cinq façons.

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE V

    de façon dictative,

    de façon adminiculative,

    Un acte procède d’une vertu de cinq façons :                   de façon élicite,[xlvii]                                                                                                                                                                                      de façon impérative,

                                                                                                                  de façon vivifiante.

     

    Pour la mise lumière de ces cinq modes je suppose que toutes les vertus sont comme des sœurs, s’aidant mutuellement dans la demeure et le royaume de l’âme. Ainsi la règle générale donnée par les philosophes et les théologiens dans les morales est qu’un acte bon, zélé ou vertueux peut être issu de toutes les vertus ensemble. Parce que l’on comprend que l’enchaînement des vertus permet que l’une favorise l’autre, on appelle ce mode adminiculatif ; d’où l’exemple suivant : soit une vierge chaste, mais pauvre ; il lui est offert par un tentateur beaucoup d’argent pour qu’elle consente à son honteux désir. SI la vierge pauvre susdite a la vertu de la Pauvreté, ou de Générosité, la dite vertu de Pauvreté secourra sa Chasteté pour qu’elle ne consente pas au péché de chair, parce que tout ce qui est temporel doit être méprisé comme des excréments pour avoir comme profit Jésus.

     

    Or, concernant le mode qui est appelé « de façon dictative » ou «ostensive » et « directive», il est attribué à la Prudence, qui est l’aurige  de toutes les vertus. Et elle indique à toutes les vertus par quel moyen, de quelle manière et quand il faut agir, et par quel moyen il faut plaire à Dieu.

     

    Mais on dit qu’un acte existe «de façon élicite», par l’effet de la vertu par laquelle il est causé et produit. Ainsi de même que dans la maison de Salomon les serviteurs du roi avaient leur tâche et qu’aucun n’essayait de faire l’office d’un autre, il en est ainsi des vertus dans l’âme, parce qu’une vertu, quelle qu’elle soit, a à faire ou à provoquer son office et son action propres. D’où l’exemple suivant : la Chasteté a pour office propre de conserver la pureté du cœur et du corps. Et de les éloigner et les garder de toute souillure ou acte de Vénus. L’Humilité a pour office propre  de rechercher la dernière place


    CHAPITRE V

     

    et de s’abaisser devant tous ; et de ne passer devant personne, mais de se garder de tout orgueil. La Patience a pour office propre de supporter avec une âme égale les tribulations, les injustices, l’adversité, et de s’abstenir de tout murmure et de toute vengeance. Et, conséquemment, il faut dire la même chose des autres Vertus. Et jamais une Vertu n’accomplit la tâche d’ une autre de cette manière-là, de façon élicite ; bien qu’elle puisse soutenir, commander à une  autre vertu et la diriger.

     

    Un acte est dit exister « de façon impérative » sous l’effet de quelque vertu, quand il procède de celle-ci impérativement. D’où l’exemple suivant : la Chasteté, voyant que, pour préserver la pureté, l’abstinence est nécessaire, ordonne le jeûne, ordonne les disciplines, ordonne de fuir les femmes et leur commerce. Et ces actes peuvent être élicites par l’effet des autres vertus. Pense que le jeûne provient de la vertu de l’abstinence, ou même de la vertu d’obéissance ; c’est le cas à propos des préceptes de jeûne émanant de l’église.  Il faut donc noter qu’il n’est aucune vertu qui, dans quelque cas spécial, ne puisse commander à une autre.

    Cependant il est bien vrai que la Charité, comme une reine de toutes les vertus, grâce à sa nature et à sa dignité, a sur toutes un pouvoir universel. Un exemple familier : le roi de France dans tout son royaume a un pouvoir universel, bien que, sur quelque territoire spécifique, ce soit quelque maître spécifique et particulier qui ait le pouvoir.

    Remarque cependant que, comme on dit généralement, d’une seule vertu ne provient qu’un seul acte ; que cela doit être compris de l’acte principal, formel et final provenant de la vertu elle-même et de façon élicite. En effet le philosophe indique plusieurs actes de la Prudence : c’est-à-dire délibérer, juger, prescrire ; cependant un seul acte sera principal et issu de façon élicite de la Prudence, et tous les autres seront issus de l’eubulia et de la gnomé [xlviii]. Si cependant des comportements particuliers issus de la Prudence étaient présentés comme distincts, aie toujours pareillement (conformiter) à l’esprit  que si,  la raison d’accomplir une œuvre précise varie, varie aussi la vertu de cette œuvre. D’où l’exemple suivant : s’affliger ou pleurer, si cela concerne une offense commise contre Dieu, cela est appelé

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE V

     

    acte de pénitence. Mais si cela provient de la compassion éprouvée pour le malheur d’un proche, cela est appelé acte de miséricorde. Mais si c’est  provoqué par l’éloignement ou par l’absence d’un être aimé ou d’un ami, cela est appelé acte de charité ou d’amitié.

     

    Un acte ou une œuvre sont dits exister « de façon vivifiante » par l’effet de la Grâce et de la Charité, quel que soit le degré auquel ils sont provoqués ou commandés par une autre vertu. En effet seule la Charité est la vie et la forme de toutes les vertus ; sans elle, toutes les œuvres sont, en vue de l’obtention de la vie éternelle, mortes. Ainsi elle est appelée elle-même seuil de toutes les vertus, parce qu’aucune vertu ne peut, sans la Charité, atteindre le seuil de la félicité et de la béatitude.

    Mais si quelqu’un désirait savoir si un comportement de vertu est plus parfait qu’un acte ou une œuvre de vertu, qu’il voie Richard dans 4, distinction 24, article 6, question 2. Et il conclut qu’un acte est plus parfait qu’un comportement.

     

    Voyons maintenant, pour établir la vérité sur la question[xlix] et en développer l’expression, pour quelque œuvre de    1. la Vierge que ce soit, de quelle Vertu[l] elle a procédé. Donc concernant les deux premières œuvres il est évident

    2. que la Vierge Marie a d’abord consacré dans ce siècle sa virginité et que Joseph prit comme épouse une vierge. Nulle difficulté que cela a procédé de la vertu de Chasteté. Mais certains pensent que la seconde œuvre a procédé de l’Obéissance. Ils disent en effet que la Vierge après son vœu n’aurait d’aucune manière contracté un mariage si Dieu ne l’avait pas miraculeusement désignée à elle-même, et que telle était la volonté de Dieu, à qui elle obéit elle-même. A propos de ce miracle concernant ses fiançailles, tu trouveras çà et là des indications ; si toutefois tu veux chanter plus haut et appréhender plus finement comment un vrai mariage s’établit en ce vœu de virginité et accrut et rehaussa la virginité plutôt qu’il ne la diminua. Vois le docteur[li] en 4, distinction 30 et de magistris dans le traité de la Tempérance ; et tu sauras que des fiançailles de ce genre ont procédé aussi de la vertu de Virginité ou de Charité.

     

    A propos de la troisième œuvre selon laquelle la vierge Marie fut troublée,


    CHAPITRE V

     

    Il est évident que cet acte fut celui de plusieurs vertus ; cependant ce fut principalement un acte de l’Humilité et de la Crainte filiale.

     

    4. La quatrième œuvre, c’est-à-dire que la Vierge Marie réfléchissait avec une extrême prudence à la façon de voir avec discernement, fut un acte de la Prudence dont l’office est de rien dire ni faire précipitamment.

     

    5. A propos de la cinquième œuvre, c’est-à-dire que la Vierge Marie interrogea Gabriel, il n’y a pas de difficulté : ce fut un acte de la vertu de Chasteté.

     

    6. De même, à propos de la sixième, selon laquelle la Vierge Marie répondit finalement à Gabriel…etc. ce fut un acte de l’Humilité et de l’Obéissance.

     

    7. Mais à propos de la septième œuvre, c’est-à-dire que la Vierge Marie conçut alors le Fils de Dieu, il existe une difficulté plus grande. Car dans la conception du fils de Dieu on trouve trois actions. La première, de l’Esprit Saint, au sujet de laquelle nous ne faisons pas de recherche. La seconde, de la nature, si l’on soutient que la mère aussi se comporte de façon agissante dans la conception de son enfant ; à propos de ce point, vois le docteur, livre 3, distinction 4. La troisième est une opération de la volonté, à propos de laquelle nous cherchons évidemment quelle vertu et quel acte de cette vertu étaient requis et exigés par avance en la Vierge pour qu’elle mérite de concevoir le Fils de Dieu, j’ai lu trois opinions. L’une dit que la Vierge conçut grâce à la Foi, la seconde grâce à l’Humilité, la troisième grâce à la Virginité. Quant à moi je crois qu’une conception des plus excellentes de ce genre requérait et exigeait par avance en la Vierge la plénitude de toutes les Grâces ; et qu’alors toutes les vertus ressortaient dans ses actes : la Foi, l’Humilité, la Virginité, et une très fervente Charité.

     

    8. A propos des huitième, neuvième et dixième œuvres, c’est-à-dire que la Vierge Marie s’éloigna dans la montagne,   9. puis entra dans la maison de Zacharie, puis salua Elizabeth, il n’y a pas de difficulté : ce furent des actes de

    10. l’Humilité, de la Piété, et l’Obéissance s’y est jointe. Car la Fils de la Vierge conduisait sa mère vers le fils de la femme stérile. Ce qu’a dit la Vierge quand elle salua Elizabeth n’est pas écrit dans l’Evangile, c’est pourquoi des gens divers ont dit diverses choses. Les uns ont dit que la Vierge dans ses salutations avait coutume de dire :

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    CHAPITRE V

     

    « La paix soit avec toi et la paix soit avec vous» et que le Fils avait appris cette salutation de sa mère. D’après d’autres elle disait : « Deo gratias », parce qu’elle avait fait à Dieu deux vœux : ceux de Virginité et de Vérité. Ainsi, afin de ne de rien proférer de contraire à la vérité, elle avait pris l’habitude de dire dans toute salutation « Deo gratias ». Note cependant que, comme je l’ai dit[lii], la vérité est double : politique qui fuit le mensonge et évangélique qui fuit les paroles oiseuses, et c’est de cette vérité dont la Vierge avait fait voeu. D’après d’autres, elle a dit : « Je te salue, mère du précurseur du rédempteur du genre humain ». D’après d’autres, qui s’appuient sur cette parole « Heureuse toi qui as cru », cette salutation fut un acte de la vertu de Foi, parce qu’elle a répondu : « Heureux qui aura cru Celui que ton fils aura annoncé

    11. A propos de la onzième œuvre selon laquelle la Vierge Marie crut, il est évident que c’est un acte de la Foi.

    12. A propos de la douzième œuvre selon laquelle la Vierge Marie exprima ce cantique des cantiques : « Magnificat, etc. », il est évident que c’est un acte de la Louange et de la vertu de Dévotion ou de la Prière.

    13. A propos de la treizième œuvre selon laquelle, évidemment, la Vierge Marie retourna ensuite à Nazareth, il est clair que, comme pour tous ses retours à Nazareth, ce fut l’œuvre de la Prudence et de la Prière, conformément à ce que nous voyons chez les personnes pieuses[liii] et lisons de Saint Antoine de Padoue, parce qu’elle recherchait des lieux propices à la Dévotion et à la Prière.

    14. A propos de la quatorzième œuvre, selon laquelle la Vierge Marie obéit au commandement de l’empereur, il est limpide que c’est un acte de l’Obéissance qui donne par surcroît.

    15. Et je dis de même, à propos de l’œuvre 15 selon laquelle la Vierge Marie se déclara soumise à l’empereur : tout un chacun dirait que c’est un acte de l’Humilité.

    16. A propos de la seizième œuvre et des suivantes, jusqu’à la vingt et unième exclusivement, selon lesquelles,

    17. évidemment, elle fut hébergée dans un lieu pauvre, puis dans le dit lieu mit au monde son Fils, et l’enroula dans des 18. morceaux d’étoffe ; puis selon lesquelles la Vierge allaita le Fils de Dieu


    CHAPITRE V

     

    19. d’un sein plein de ciel, il est manifestement évident que tu trouveras dans cette étable, avec le bœuf et l’âne,

    20. tous les anges et toutes les vertus. Cependant, deux d’entre elles dirigeaient tout : la souveraine Pauvreté et la souveraine Piété sous la domination de la reine la Charité.

     

    21. A propos de l’œuvre 21 selon laquelle, évidemment, la Vierge Marie conserve toutes les paroles des bergers et des mages, il est clair que c’est l’œuvre de la Prudence.

    22. A propos de l’œuvre 22 selon laquelle la Vierge Marie emmena son fils à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, il est clair que c’est l’œuvre de l’Obéissance à la loi divine et l’œuvre de la Prudence, comme plus haut.

    23. A propos des œuvres 23 et 24 selon lesquelles, évidemment, elle offrit une paire de tourterelles puis revint à

    24. Nazareth, il est clair que c’est l’œuvre de l’Obéissance à la loi divine et l’œuvre de la Prudence, comme je l’ai dit plus haut.

    25. A propos de l’œuvre 25 selon laquelle, évidemment, la Vierge Marie fuit en Egypte, il est manifestement clair que c’est un acte de la Compassion, de la Prudence et de la Charité.

    26. A propos de l’œuvre 26 selon laquelle, évidemment, la Vierge Marie retourne ensuite en terre de Judée, il a déjà été question des déplacements de ce genre ; dis aussi comme ci-dessus.

    27. A propos de l’œuvre 27 selon laquelle, évidemment, la Vierge Marie, par crainte d’Archélaos, revint à Nazareth, il est clair que c’est un acte de la Miséricorde et de la Prudence.

    28. A propos des œuvres 28 et 29 selon lesquelles, évidemment, la Vierge Marie montait au temple chaque année et

    29. chercha pendant trois jours son Fils qui était resté à Jérusalem, il est manifestement clair que ce sont des actes de la Prudence et de la Dévotion.

     

    30. A propos de l’œuvre 30, bien entendu selon laquelle la Vierge Marie trouva son fils le troisième jour, il est clair que c’est un acte de l’Amour, de la Piété et de la Prudence.

    31. A propos de l’œuvre 31, bien entendu selon laquelle la Vierge Marie déclara à son fils retrouvé : « Fils, que nous… » etc., il est clair que c’est un acte de l’Amour et même de la Prudence héroïque.


    CHAPITRE VI

    32. A propos de l’œuvre 32, bien entendu, « …la Vierge Marie conservait… » etc., il est clair, d’après ce qui a été dit précédemment, que c’est l’œuvre de la Prudence.

    33. A propos de l’œuvre 33, selon laquelle, bien entendu, Marie retourna à Nazareth, il est clair que c’est l’acte de la Prudence et de l’Amour.

    34. A propos de l’œuvre 34 selon laquelle, bien entendu, la Vierge Marie se rendit aux noces, il est clair que c’est un acte de la Piété envers le prochain, de l’Obéissance et de l’Humilité.

    35. A propos de l’œuvre 35 selon laquelle évidemment la Vierge, « …le vin manquant… » etc., il est clair que c’est l’œuvre de la Miséricorde et de la Piété.

    36. A propos de l’œuvre 36 selon laquelle évidemment la Vierge Marie dit aux serviteurs : « Tout ce qu’il aura dit… » etc., il est clair que c’est un acte de l’Amitié, de la Charité et de la Prudence.

    37. A propos de l’œuvre 37 selon laquelle la Vierge Marie descendit à Capharnaüm avec son fils, il est évident que c’est l’œuvre de la Prudence et de la Dilection filiale.

    38. A propos de l’œuvre 38 selon laquelle, bien entendu, Marie cherchait à parler à son fils et à le voir, il et clair que c’est l’œuvre de la Dilection.

    39. A propos de l’œuvre 39 selon laquelle Marie se tenait devant la croix, il est clair que c’est l’œuvre de la Compassion et de l’Amour.

    40. A propos de l’œuvre 40, selon laquelle, bien entendu, elle persévérait avec les apôtres, il est clair que c’est l’œuvre de la Prière, de la Patience, de l’Espérance, de la Compassion et de la Piété. 

     

    Chapitre 6

    Q 

    uatrièmement il était demandé si la vie de la Vierge avait été mise par écrit par les évangélistes de façon suffisante et parfaite, à travers ses quarante œuvres susdites. En effet beaucoup s’étonnent, se demandant pourquoi les évangélistes ont écrit si peu de choses à propos de la Vierge Marie. Quant à moi, je crois que les évangélistes ont écrit grâce à l’Esprit saint et je crois que tous ceux qui sont chrétiens le croient. Je crois aussi que, sous la dictée de l’Esprit Saint, ils n’ont rien écrit de superflu, ni rien retranché.


    CHAPITRES VII et VIII

     Je conclus donc qu’ils ont écrit à propos de la Vierge de façon tout à fait suffisante. Quant à nous, si nous comprenions ce que nous ne pouvons comprendre sans avoir auparavant compris les trois questions suivantes... ;  parlons donc d’elles d’abord[liv]. 

    Chapitre 7

    L

    a question cinq était de savoir si dans l’Eglise de Dieu il n’y avait que deux perfections. Et la question six de savoir s’il n’existait que dix commandements de Dieu. Sur ces deux questions, je passerai, parce que les docteurs les ont clarifiées un peu partout dans le troisième[lv]. Il est certain en effet que le Christ a exercé et enseigné toute perfection possible pour le voyageur. Donc, comme il a enseigné qu’il ne fallait pratiquer que les commandements et les conseils, il s’ensuit qu’il n’y a que deux perfections dans l’Eglise de Dieu, si nous parlons de la perfection qui réside dans les actes et les œuvres humaines, ce dont il s’agit pour cette proposition. De même, concernant la sixième question, le commun des hommes reconnaît et dit qu’il n’y a que dix commandements de Dieu. Et le Livre de l’Exode, 20, les contient. Donc venons-en à la septième question. 

    Chapitre 8

    I

    l était demandé septièmement si le Christ n’avait ajouté que dix conseils évangéliques aux dix commandements de Dieu. Réponse. Ici nous ne parlons pas du conseil politique, c’est-à-dire quand l’on conseille  quelqu’un un pour quelque chose. Mais nous parlons plus strictement du conseil évangélique dans la mesure où on le distingue d’un commandement, parce que, par les commandements, tous sont obligés, mais par les conseils personne ; ainsi s’agissant des commandements, il y a obligation, mais s’agissant des conseils, liberté, à moins que quelqu’un ne se soit préalablement obligé volontairement à les suivre. Je crois cependant qu’un conseil évangélique peut être dit politique. Et politique tout à fait parfaitement, parce que par le Christ, maître


    CHAPITRE VIII

    et conseiller, est donné la façon de régir tout à fait parfaitement la politique humaine. Mais à propos des conseils du type qui nous intéresse, nous pouvons étudier trois points, selon les trois questions qui se rencontrent en logique à propos d’une proposition : quels sont-ils? De quelle nature sont-ils? Combien sont-ils?

    Et s’agissant de dire quels ils sont, c’est-à-dire ce qu’est le conseil évangélique, c’est assez clair : une œuvre bonne est donnée par le Christ sans obligation en raison de son caractère ardu et de la difficulté à l’accomplir ; de même qu’un commandement est donné par Dieu avec obligation en raison de son intérêt et de la facilité à l’accomplir.

    C’est un fait que les commandements autant que les conseils concernent, comme on dit généralement, des actes de vertu.

    Mais, s’agissant de la question de savoir de quelle nature ils sont, la difficulté est plus grande ; et s’agissant de la question de savoir combien ils sont, la difficulté est extrême.

    Donc à propos de leur nature, c’est-à-dire de quelle nature sont les conseils, j’ai trouvé deux opinions.

    La première pose que commandements et conseils ne concernent aucunement le même objet ; et c’est pourquoi il est considéré que les conseils dépendent de certaines vertus selon les uns, c’est d’autres vertus, selon les autres, que les commandements concernent. En raison de la parole selon laquelle nous sommes astreints impérativement à avoir la Foi, l’Espérance et la Charité, les conseils ne sont pas donnés relativement à ces trois vertus, puisque elles sont obligatoires ; et  que tous nous sommes astreints à les avoir. Mais les conseils sont donnés relativement à d’autres vertus : songe à celles de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, de patience, de jeûne, de silence, à celles de ce genre ; elles sont surérogatoires.

    La deuxième opinion défend le point de vue opposé, en soutenant qu’un commandement et un conseil peuvent concerner la même vertu et le même acte, bien que ce ne soit pas au même degré. Et c’est là l’opinion de Saint Bonaventure.

    Ainsi c’est relativement à la Charité qu’a été donné le commandement que voici: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu et ton prochain… » etc. « En ces deux commandements… » etc.  Et il a été donné aussi un conseil, au travers de cette parole : « Vous avez entendu qu’il  a été dit aux anciens : « Tu aimeras ton ami et tu auras de la haine pour ton ennemi », mais moi je vous dis : « Aimez vos ennemis. » »

    Donc pour comprendre cette opinion, il faut savoir que, à propos de toute vertu et toute apparence de vertu, il peut exister


    CHAPITRE VIII

    un commandement ou un conseil. Tu dois donc être particulièrement attentif aux vertus à propos desquelles les préceptes ont été donnés, et aux vertus particulières à propos desquelles les conseils ont été donnés.

    Ensuite tu dois être attentif au degré des vertus elles-mêmes à propos desquelles les commandements ont été donnés. En effet un commandement concernera une vertu à un degré moindre ; et un conseil concernera la même vertu à un degré intense. Et c’est pourquoi j’ai dit qu’un commandement et un conseil peuvent concerner un même objet ou une même vertu mais non pas au même degré. Bien plus de grands docteurs disent qu’un commandement est toujours accompagné d’un conseil.

    Tu dois aussi être attentif à ceci :  les commandements et les conseils ne concernent pas toutes les vertus ; bien plus, il y a beaucoup de vertus à propos desquelles Dieu n’a donné ni commandement, ni ( du moins explicitement) conseil. Cependant toutes les autres vertus peuvent être rattachées à celles que concernent les conseils donnés par le Christ[lvi]. Et en faisant attention et en réfléchissant à ces points, quelqu’un peut acquérir l’art et la science qui concernent les conseils évangéliques, afin de les posséder plus complètement.

     

    Il faut noter d’abord que quelques fondateurs des ordres religieux ont pu donner quelques conseils dont le Christ dans l’évangile n’a jamais fait expressément mention verbalement. C’est assez clair concernant la marche pieds nus, le fait de ne pas monter à cheval, des choses de ce genre. Cependant ces conseils peuvent être contenus implicitement  dans les actions qu’a faites le Christ, lui qui a tenu sur terre un discours abrégé ; parce que toute action du Christ nous instruit. C’est pourquoi les conseils évangéliques doivent être reçus autant des écrits qui concernent le Christ que des actions que le Christ a faites.

     

    Voyons maintenant  quelle quantité en distinguer c’est-à-dire  combien il y a de conseils évangéliques.


    CHAPITRE VIII

    Je lis quatre opinions sur le nombre des conseils évangéliques et leur quantité.

    La première de saint Bonaventure[lvii], dans l’Abrégé de Théologie, saint Bonaventure que suit la (secunda secundae ?)… dol…, partie 2, chapitre 12, indique douze conseils, c’est-à-dire les conseils de Pauvreté ;

    Obéissance ;

    Chasteté ;

    Charité ;

    Mansuétude ;

    Miséricorde ;

    Simplicité de parole ;

    Eviter les occasions de péché ;

    Rectitude d’intention et de but ;

    Conformité de l’œuvre à la doctrine ;

    Eviter l’inquiétude ;

    Correction fraternelle.

     

    La deuxième opinion aux douze conseils précédents en ajoute dix : Foi ; Espérance ;

     Humilité ; Prière ;

     Prudence ; Justice

     Fardeau de la Croix ;

     Jeune et abstinence ;

     Vêtement ;

     Persévérance.

     

    La troisième opinion aux 22 conseils précédents en ajoute quatre : Chagrin ;

     Soif de justice ;

     Paix ;

     Edification exemplaire.

     

    La quatrième opinion n’en indique que dix, c’est-à-dire les conseils de Chasteté et Pureté ;

     Prudence ; Humilité ;

     Vérité ;

     Louange ou Prière ;

     Obéissance ; Pauvreté ;

     Patience ;

     Piété ou Miséricorde ;

     Compassion ou Fardeau de la Croix.


    CHAPITRE VIII

     

    Or cette quatrième opinion énumère tous les conseils évangéliques et les met en rapport avec les dix Vertus de la Vierge énoncées plus haut,  qui sont dites héroïques et de surérogation en fonction de leur degré, conformément à l’opinion que j’ai mentionnée au sujet de leur nature.

    Mais deux choses, à mon avis, doivent être faites à propos de ces opinions. D’abord citer les justifications qu’avance pour elle chaque opinion. Ensuite montrer laquelle de ces quatre opinions est la plus vraie.

     

    Donc, d’abord,  la première opinion avance pour elle, pour le premier conseil, ceci : Luc, 14, « Celui qui n’aura pas renoncé à tous ses biens ne peut être mon disciple » ; et Matthieu, 19.

    A propos du deuxième conseil, il y a ce passage : « Sur la chaire de Moïse scribes et pharisiens étaient assis, qui disent : Faites…» etc. 

    A propos du troisième conseil il est dit : « Des eunuques se sont mutilés à cause du royaume de Dieu. » Et il y a ce passage de Matthieu : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : tu ne commettras pas d’adultère. Mais je vous dis, moi, que qui aura regardé une femme pour la désirer…» etc. 

    A propos du quatrième conseil, il y a ceci : « Aimez vos ennemis », Luc, 6.

    A propos du cinquième, Matthieu, 5 : « Si quelqu’un te frappe à une joue, offre-lui l’autre. »

    A propos du sixième, il y a ceci : « Distribue à tout homme qui te demande. » Et ceci : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as…» etc. 

    A propos du septième, c’est ce passage : « Si votre parole est oui, c’est oui  ;  non, c’est non. » Et le passage suivant nous ramène à ce conseil : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : tu ne te parjureras pas. Mais moi je vous dis de ne pas jurer du tout. »

    A propos du huitième conseil, qui est d’éviter les occasions de péché, ce passage est proposé: « Si ton œil te scandalise, arrache-le. »

    A propos du neuvième, il y a ceci : « Soyez attentif à ne pas pratiquer votre justice devant les hommes…» etc. De même : « Que ta main gauche ignore…» etc. De même : « Que vos œuvres resplendissent devant les hommes, pour qu’elles glorifient votre Père qui est dans le ciel. »

    A propos du dixième, il y a ceci : « Ils lient des charges trop lourdes et impossibles à porter ; mais ils ne veulent pas y toucher avec un doigt. » Et de même : « Hypocrite, retire la poutre

    D


    CHAPITRE VIII

     

     de ton œil » etc.

    Pour le neuvième (sic), il y a ceci : « Ne sois pas inquiet » ; et ceci : « Ne songez pas à demain. »

    Au sujet du douzième, il y a ceci : « Si ton frère a péché contre toi, va…» etc. 

     

    Ecoutons ce qu’allègue en sa faveur la seconde opinion à propos du premier conseil, c’est-à-dire la Foi ; ils avancent ceci : « Je n’ai pas trouvé une si grande foi en Israël », et le passage à propos du grain de moutarde. Donc ils disent qu’en relation avec les trois vertus théologiques, il existe trois conseils -à supposer que nous puissions les recevoir conformément à leur degré d’excellence, parce que personne n’est tenu de les pratiquer à un tel degré ; et ils ne relèvent pas de l’obligation mais de la perfection et de la surérogation.

    Le premier conseil est celui de la charité dont il a été traité à propos de l’opinion de saint Bonaventure.

    Le deuxième conseil est celui de la Foi dont il vient tout juste d’être traité.

    Pour le conseil de l’espérance ils avancent ceci : « Ne pensez pas à demain ». Et ceci au sujet de Pierre : « Toi qui es de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?» Et ils disent que foi est pris au sens de confiance, ou d’espoir et d’assurance.

    En faveur du conseil d’humilité, ils avancent ceci : « Recevez de moi des leçons parce que je suis doux et humble de cœur. » Et ceci : « Lorsque tu auras été invité à des noces…» etc. Justement ils disent que c’est à propos de ce conseil que le Christ a prêché contre les pharisiens qui faisaient tout pour paraître devant les hommes, plus qu’à propos d’un quelconque autre conseil. C’est pourquoi le Christ a recherché toujours la gloire de son Père et non la sienne.

    En faveur du conseil de louange, ils avancent que le Christ a appris aux apôtres à prier. En faveur de ce conseil, il y a aussi que lui-même le leur enseigna par l’exemple, lorsqu’il monta prier sur la montagne.

    En faveur du conseil de prudence, ils avancent ceci : « Soyez prudents comme des serpents. » Et  « Vous êtes le sel de la terre » ; « Vous êtes la lumière du monde. »

    En faveur du conseil de justice, ils avancent ceci : « Si votre justice ne surpasse pas en abondance celle des pharisiens, vous n’entrerez pas au royaume des cieux. » Et cette parole du Christ : «… ainsi il faut que nous accomplissions toute justice. »

    En faveur du conseil de force et persévérance, ils avancent ceci : « Soyez forts dans la guerre…» etc. Et ceci : « Qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé…. » etc.

    En faveur du conseil


    CHAPITRE VIII

     

    de compassion, ils ajoutent ceci : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il porte sa croix » ; et ceci : « Le calice que moi je boirai… » etc. ; et ceci : « Certes vous boirez à ma coupe » ; et ceci dans le jardin : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ; puis : « Soutenez avec moi …».

    Pour le conseil d’abstinence ils avancent ceci : « … aussi longtemps que le fiancé est avec eux. Les jours viendront… » etc. ; et le passage où les apôtres arrachaient des épis et les mangeaient.

    Pour le conseil de la simplicité du vêtement ils avancent ceci : « Voici, ceux qui sont dans les demeures des rois sont vêtus élégamment…. »

     

    Ecoutons aussi ce que la troisième opinion avance en sa faveur. Donc au sujet du premier conseil, c’est-à-dire le chagrin, elle avance ceci : « Heureux ceux qui s’affligent », Matthieu, 5.

    Pour le second ceci : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice », ibidem.

    Et ceci pour le troisième : « Heureux les pacifiques », ibidem.

    Pour le quatrième ils avancent ceci : « Vous êtes la lumière du monde. Vous êtes le sel de la terre.» ; et ceci : « Que vos actions resplendissent devant les hommes

     

    Les justifications concernant la quatrième opinion ont déjà été données ci-dessus.

     

    Il ne nous reste donc qu’à voir laquelle de ces opinions est la plus proche de la vérité. Le meilleur jugement étant sauf, je pense que c’est la quatrième. Non pas parce qu’elle est plus brève et qu’on ne doit pas multiplier les distinctions sans nécessité, mais plutôt parce qu’elle est plus conforme à l’évangile et à la raison. Donc on peut avancer en faveur de cette opinion ceci : la veuve dont le Christ a fait la louange offrit deux petites pièces ou deux deniers, c’est-à-dire un denier de commandements et un denier de conseils. Mais pour que la vérité de cette quatrième opinion apparaisse plus clairement, il convient d’y ramener les trois premières ; et de montrer que les douze conseils de la première opinion, les vingt-deux de la deuxième, les vingt-six de la troisième, ne sont pas différents des dix indiqués dans la quatrième.

    En effet, en ce qui concerne les trois conseils essentiels, chaque opinion les mentionne.

    Donc concernant le conseil de charité, il n’y a de fait aucune controverse. Car la piété dans la quatrième opinion est comprise comme une parfaite charité ; et c’est pourquoi les conseils

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    D2


    CHAPITRE VIII

     

    de charité ou de miséricorde et de piété sont les mêmes.

     Concernant le conseil de mansuétude, il est aussi évident  que les conseils de patience, d’équanimité et de mansuétude sont les mêmes; en effet une même vertu est nommée de diverses façons. Et ceux qui ignorent les termes et les acceptions des termes commettent des paralogismes et tombent dans l’erreur. 

    Concernant le conseil de miséricorde, il est le même que le conseil de piété, comme il a été dit.

    Ainsi concernant le conseil de simplicité de parole, il est évident qu’il est le même que le conseil de vérité : c’est pour cela qu’il faut toujours avoir à l’esprit ce qui a été dit plus haut[lviii] sur le double aspect de la vérité, qui est politique si elle fuit tout mensonge, évangélique si elle fuit toute parole oiseuse ; et c’est cette dernière qui est le conseil évangélique.  Donc il apparaît que le conseil de silence n’est pas différent du conseil de vérité évangélique. Il est aussi appelé par les docteurs silence évangélique, quand aucune parole oiseuse n’est proférée.

    Concernant le conseil d’éviter les occasions, je ne vois pas que ce soit particulièrement un conseil évangélique ; c’est bien au contraire quelque chose de général, applicable à toute loi et tout conseil, afin évidemment que l’on se garde de ce qui conduit efficacement à la transgression de la loi ou du conseil. Cependant, si l’on voulait agir imprudemment et mépriser ce qui est un conseil particulier, je dis que l’occasion doit en être évitée et l’œil arraché. A cause du risque[lix], c’est contraire à la chasteté. Et ainsi ce conseil ramène à une chose : il n’est pas séparé de ceux de pureté et de chasteté.

    Concernant le conseil de la rectitude de l’intention, il apparaît évident qu’il n’est pas différent du conseil de l’humilité, ou de louange et de gloire divine.

    Concernant le conseil de la conformité de l’œuvre, il est clair que ce n’est pas un conseil spécial, tout comme ne l’est pas le conseil de persévérance, mais quelque chose de général (comme je l’ai dit) concernant le fait d’éviter les occasions. Et ce point-ci, concernant le fait d’éviter les occasions de péché, et ce point-là, concernant la persévérance, ne différent que parce que le premier, concernant les occasions de péché, est une attention au mal, que l’on doit fuir, et le deuxième, concernant l’observation de la persévérance,


    CHAPITRE VIII

     

    est une attention au bien que l’on doit faire et auquel on ne doit pas manquer, mais dans lequel on doit persévérer.

    Concernant le conseil d’éviter l’inquiétude, il est clairement évident qu’il s’agit du conseil de pauvreté évangélique, qui rejette loin d’elle tout souci superflu, disant avec l’apôtre : « Ayant vivres et vêtement, je suis content. » Et ce passage : « Je sais avoir en abondance  et je sais supporter la disette. »

    Concernant le conseil de correction fraternelle, il est évident qu’il s’agit du conseil de piété et de miséricorde. Ainsi, se corriger aussi est présenté comme ne faisant qu’un avec les œuvres spirituelles de piété et de miséricorde.

    Et ainsi il apparaît au sujet des douze conseils de saint Bonaventure qu’ils ne sont pas différents des dix énoncés plus haut.

     

    Il me reste donc à montrer à propos de la deuxième opinion ce que j’ai montré à propos de la première, c’est-à-dire que les dix conseils ajoutés à l’opinion de saint Bonaventure ne sont pas différents des dix énoncés plus haut.

    Je dis donc d’abord, concernant le conseil de foi, que la quatrième opinion le mentionne sous le nom de conseil de vérité, conformément à ce qui a été expliqué plus haut.

    Concernant le conseil d’espérance, il apparaît évident, à travers ce qu’apporte cette deuxième opinion, qu’il ne diffère pas du conseil de pauvreté et de prudence. La pauvreté en effet ne se soucie pas du lendemain. Et la pauvreté évangélique ne se défie pas de son époux.

    J’ai déjà parlé de la persévérance. Cependant qui veut savoir quand la persévérance est une vertu et quand elle est la circonstance d’une quelconque vertu, qu’il lise saint Bonaventure en 3, distinction 36, article 1, question 1, concernant la solution de l’argument où il dit ceci : La Persévérance a trois acceptions ; d’une part la persévérance est dite volonté parfaite de supporter les souffrances  jusqu’au bout sans défaillir ; et elle est ainsi un aspect du courage. D’autre part la persévérance est dite projet de persévérer dans le bien jusqu’à la fin et elle est ainsi une condition attachée à une quelconque vertu. Enfin, la persévérance est dite continuation du bien jusqu’à la fin, et  à la façon  non pas d’une vertu mais plutôt  d’une stabilité qui est la suite logique de toutes les vertus.

    Concernant le conseil d’humilité,

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    D3


    CHAPITRE VIII

     

    il est au nombre des dix conseils.

    De même les conseils de prière, de prudence et de fardeau de la Croix.

    Concernant le conseil de justice, ce n’est pas un conseil spécial, comme je l’ai dit plus haut à propos du conseil d’éviter l’occasion de pécher et du conseil de persévérance.

    Concernant le conseil de jeune, le Christ ne semble pas avoir donné ce conseil spécial autant que les autres. Cependant si l’on mentionnait ce conseil, il est inclus dans les conseils de chasteté et de pauvreté. Et je dis la même chose du conseil de vêtement et d’apparence misérables.

     

    Concernant la troisième opinion qui a trop peu d’apparence, je passe outre. En effet les Béatitudes ne sont pas des conseils à proprement parler. Et si on les appelait conseils, ce serait improprement.

    En outre le chagrin ou le repentir est un commandement pour ceux qui ont des (péchés) mortels.

    La soif de justice est quelque chose de général qui concerne tout bien parfait autant de la vie que de la patrie ou de la gloire.

    Le conseil de paix, tous le mentionnent ; mais il n’est pas distinct du conseil de mansuétude et d’humilité.

    De même le conseil d’édification exemplaire  est bien contenu dans le conseil de saint Bonaventure concernant la conformité des œuvres à la doctrine : mais si l’on voulait soutenir que les religieux, au delà de leurs vœux, étaient tenus à l’effort nouveau et spécial de donner l’exemple, alors ceux qui feraient quelque bien en secret pécheraient mortellement, non pas parce qu’ils feraient quelque chose de bien, mais parce qu’ils ne donneraient pas le bon exemple. Mais je ne suis pas de cet avis, à moins que d’aventure cela ne soit souvent validé (qualificaretur). En outre, même si cela était vrai, il s’agirait de quelque chose de général concernant tout bien qui est l’objet d’un conseil.

     

     

    Il apparaît donc  après analyse que dix conseils précisément ont été donnés par le Christ et qu’ils ont été ajoutés aux dix commandements de Dieu. En eux consiste toute perfection héroïque et surérogatoire possible en cette vie.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE NEUF


    CHAPITRE IX

    I

    l était demandé huitièmement si la perfection des conseils était plus grande que la perfection des commandements et il apparaît clairement qu’il en est ainsi, d’après la parole du Christ qui disait à celui qui observait les commandements : « Si tu veux être parfait, va, vends…» etc. ; voilà qu’il ajoute des conseils aux commandements, comme quelque chose de plus parfait. Et tous généralement admettent ce point suffisamment.

    Or à partir de l’ensemble des trois questions précédentes[lx], je reprends la réponse à la quatrième : c’est-à-dire que la vie de la Vierge Marie a été écrite tout à fait parfaitement par les évangélistes, et même qu’il n’était pas possible, en aucune façon, de la décrire mieux que ne l’ont décrite les évangélistes. Grâce à quoi ils ont montré effectivement que la Vierge avait observé tout à fait parfaitement tous les commandements et tous les conseils de Dieu et du Christ. Et c’est en une tout à fait parfaite observance de cette nature que consiste la perfection tout à fait parfaite et authentique possible pour l’homme voyageur. Par conséquent ils ont montré que la vie de la Vierge avait été des plus parfaites. Et ils avaient l’intention de le montrer. Et donc on voit de façon resplendissante comme l’Esprit saint est pieux et comment il est l’artisan de tout, possédant tout art, prévoyant tout, lui qui de façon tout à fait subtile et artiste a inspiré aux évangélistes de décrire sous son injonction la vie de la mère de Notre Sauveur Jésus Christ.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE DIXIEME 

    D 4


    CHAPITRE X

     

    I

    l était demandé neuvièmement, à propos des cinq Plaies du Christ et du nombre de douleurs de sa mère, si elle étaient sans nombre. Réponse : j’ai assez dit que les Vertus étaient en nombre déterminé, c’est-à-dire, dix, les Oeuvres quarante; les Dévotions trois et les Honneurs douze. Il ne nous reste donc qu’à dire, à propos des cinq Plaies du Fils, pourquoi Il n’en conserva que cinq. Et maintenant, loin d’abandonner, les personnes pieuses doivent s’élever à de plus hautes méditations.

    Je dis que le rite de l’Eglise semble suffisamment attester que cinq plaies seulement demeurèrent sur le corps du Christ, une fois accomplie la rédemption du genre humain.


    CHAPITRE X

    Il existe en effet à leur propos une messe spéciale et un office ecclésiastique. En outre on lit que le Christ n’a montré aux apôtres que les cinq Plaies en question. Cependant je veux faire brièvement deux remarques à propos de ces cinq Plaies. D’abord que le Christ n’a gardé que des Plaies causées par le fer ; il a guéri toutes celles que le fouet et les épines ont causées et n’a gardé que celles qui lui furent infligées sur le gibet de la croix. Deuxièmement je dis qu’il n’en a reçues que cinq pour cinq raisons, c’est-à-dire pour élever la Foi, ériger l’Espérance, enflammer la Charité, donner refuge et repos, juger des biens et des maux.

    Mais concernant les Douleurs de sa mère, j’affirme qu’elles ne sont pas mentionnées en nombre déterminé dans l’évangile ; c’est pourquoi chacun a pu les contempler selon sa propre dévotion ; donc il s’est trouvé que certains n’en comptèrent que cinq, d’autres sept, d’autres certes dix, d’autres quinze, d’autres quarante, d’autres cent, comme saint Vincent ; quant à moi, m’appuyant sur l’évangile, je crois que l’opinion qui en compte dix est meilleure et  nous fait toucher plus haut ; cependant je ne réprouve aucune des autres, car toutes me plaisent et servent la dévotion. Mais celle-ci suit la vérité évangélique plus visiblement.

    En effet la première douleur de la Vierge se produisit à l’occasion des paroles de Syméon.

    La seconde, lors de la fuite en Egypte, à cause de la très cruelle persécution d’Hérode.

    La troisième, quand Jésus resta au Temple, sans que sa mère sache où il était.

    La quatrième, quand elle entendit que son Fils avait été pris par les Juifs et abandonné par les apôtres.

    La cinquième, quand elle alla à la rencontre de son Fils qui portait sa croix sur son dos.

    La sixième, quand elle vit et entendit qu’on Le crucifiait.

    La septième, quand elle Le vit mourir.

    La huitième, quand elle Le vit recevoir un coup de lance, avoir le côté ouvert et qu’il en sortait du sang et de l’eau.

     La neuvième, quand Il fut descendu de la croix et que, contre son sein, sa mère Le contemplait pieusement.

     La dixième fut lorsqu’Il fut retiré du sein de sa mère et placé au tombeau et que sa mère retourna à Jérusalem sans son Fils.

     

    Mais je crois avec saint Thomas

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    D 5


    CHAPITRE X

    d’Aquin que sa mère, depuis l’heure où elle entendit les paroles de Syméon, quand elle ressentit la première douleur, souffrit dans son cœur sans cesse, continuellement, en méditant précisément les paroles de Syméon et les tourments que son Fils souffrirait. C’est pourquoi l’Ecriture ne mentionne pas un nombre déterminé de douleurs, indiquant implicitement que la douleur de la mère n’est pas d’une quantité qu’on décompte mais d’une quantité continue, parce que la douleur de la mère était continuelle.

     A propos de la question dix, je ne ferai pas de chapitre distinct. Moi qui écris ces mots, j’en atteste : à Rome j’ai obtenu du souverain Pontife, en une réponse donnée de vive voix, des indulgences pour les vertus susdites. Et j’espère en la Vierge pour que soient accordées dans le futur des indulgences beaucoup plus nombreuses. Un chapitre plus long pourrait être alors écrit sur les grâces et les indulgences accordées à cette sainte fraternité pour le salut des âmes et la gloire de la très bienheureuse Vierge Marie.

     

     

     

     

     

     

    De toutes les choses qui ont été dites auparavant, le lecteur avisé est capable de dégager, concluant avec netteté, les points suivants : les frères et les sœurs de la confraternité ont à faire trois choses, dire trois choses, porter trois choses.

    D’abord, le matin, se rassembler en proposant d’accomplir les bons plaisirs de la Vierge en cette journée ; ensuite, pendant cette journée elle-même, ils ont à accomplir ce qui a été proposé ; troisièmement, le soir, ils doivent rendre compte de ce qui a été accompli.

    Dire trois choses à l’office solennel : dix Ave Maria  pour le premier bon plaisir, et dix autres pour le deuxième ; de même dix autres pour le troisième, en faisant précéder chaque dizaine d’un Notre Père[lxi]. Afin qu’on ait en mémoire les trente trois années que le Christ vécut en ce monde, en comptant du jour de sa conception.

    Porter trois choses, c'est-à-dire porter une image sur laquelle se trouvent les trois bons plaisirs de la Vierge Marie.

     

     

     

     

     

     

     

     

    GRACES A DIEU ET A MARIE.


    MARIE

    MESSE DES DIX VERTUS

    ou des bons plaisirs de la Vierge Marie.

    Introït. « Salve sancta parens », etc.

    Oraison. « Famulorum tuorum », etc.

    Epître. Lecture de Malachie, comme dans la messe « in purificatione ».

    Graduel. « Cum essem parvula placui altissimo » , et même

    « Et de meis visceribus genui deum et hominem . »

    Alléluia, et même : « Haec est Maria mater dei et virgo quae in diebus suis semper placuit deo. » (Voici Marie, mère de Dieu et Vierge, qui au cours de ses jours plut toujours à Dieu.) Alléluia.

     


    Sequentia[lxii]

    Gaudet justorum coetus laetus cantat decorus chorus coelestis curiae.

    Audet turma devota tota mente sinceras veras melodes promere.

    Pollet germine vivo : divo maria corde sorde caret et peccato.

    Decem sunt quae Mariam piam laudant in mundo summo quoque in Olympo.

    Castitas virginalis : salis et prudentia : entia universa mersa duxit fortiter.

    Humilitatis forma : norma et veritatis satis est Maria : via coelorum pariter.

    O Mater quam devota nota coelesti regi legi cuius subiecta recta semper o virgo pro nobis supplica.

    Paupertas generosa rosa et charitatis : datis omnibus praestat ; restat patientia  maria in te reperta.

    Dolorem crucifixi dixi pectus Mariae piae inhabitasse basse gladium crucis ducis sanctorum Iesu esu da frui coelice.

    Ne prosperis mundanis vanis demon seducat mutet hoc dulce flamen amen : conregnans nata grato simul parenti enti aeternae gloriae.

     

     

     

     

     

     

     

    Séquence.

    L’assemblée des justes se réjouit, joyeuse elle chante, digne chœur de la curie céleste.

    Le pieux bataillon  ose produire de tout son cœur  des chants sincères et vrais.

    Sa force provient du germe vivant : Marie au divin cœur s’occupe de l’ordure et du péché.

    Elles sont dix qui louent la pieuse Marie au sommet du monde, sur quelque Olympe.

    Chasteté virginale, et prudence comme du sel : elle guida vigoureusement  tous les êtres submergés.

    Beauté de l’Humilité et règle de la Vérité suffisent en Marie : chemin des cieux toutes deux.

    O mère combien dévouée, célèbre, supplie pour nous toujours le roi céleste, à sa loi soumise, droite toujours, ô vierge,

    Pauvreté généreuse et rose de la Charité :  tout ayant été donné, elle l’emporte ; persiste ta patience, Marie, trouvée en toi.

    La douleur du crucifix, ai-je dit, a habité la poitrine de la pieuse Marie, a enfoncé le glaive de la croix de Jésus, chef des saints ; donne–nous de jouir de l’aliment céleste.

    Que le démon ne nous séduise par les vaines réussites de ce monde, que cette douce brise le change, amen, si tu règnes, Fille, en même temps que ton Père reconnaissant, être d’éternel gloire.


    Evangile. « Stabat iuxta crucem Iesu… » etc. Mais, lors de l’Avent, on dit l’évangile Missus est etc.

    Offertoire. « Haec est filia mea dilecta in qua mihi bene


    MARIE

    Complacui : ipsam audite.» (Voici ma fille aimée en qui je me suis complu : écoutez-la.)

    Secrète. « Dieu éternel et tout puissant qui prends soin de tous ceux qui ont confiance en toi, fais, nous te le demandons, que par l’offrande que nous t’apportons, grâce à l’intercession de la bienheureuse Vierge Marie, dans chacune de nos actions nous Te plaisions parfaitement. Par notre Seigneur... »

    Préface. « Vraiment il est digne et juste, équitable et salutaire que nous, toujours et en tout lieu, nous te rendions grâce, Seigneur, Père saint, Dieu tout puissant, éternel ; et que dans les dix vertus et bons plaisirs de la bienheureuse Vierge Marie nous te louions, nous te bénissions, nous te proclamions. Elle conçut Ton Fils unique sous l’ombre de l’Esprit Saint ; et par la gloire permanente de sa virginité elle répandit sur le monde la lumière éternelle : Jésus Christ notre Seigneur. Par qui Ta majesté… » etc.

    Postcommunion. « Ils persévéraient tous dans la prière  avec Marie, la mère de Jésus, apprenant par elle comment plaire au Christ Seigneur pour l’éternité. »

    Complies. « Dieu qui, avec une admirable prudence, pour nous racheter, a fait naître Ton Fils unique d’une vierge, fais, nous Te le demandons, que par la passion de Ton Fils notre Rédempteur, par la Vierge sa mère, en toutes choses et toujours nous Te plaisions. Par le Seigneur... « 

    Prière de la sainte Duchesse de Berry.

    « Vierge, mère de Dieu, Marie, donne-moi la grâce d’être dans ta grâce et que me plaise toute créature qui te plaît, et qu’elle me plaise pour  que mon cœur te plaise plus  complètement , et permets-moi pareillement de plaire à toute âme qui te plaît ; et de lui plaire au point qu’elle m’aide à te plaire plus parfaitement. Amen. »

     

     


    MARIA

    CHANTE SUR LE THEME DU TE deum laudamus[lxiii]:                                                                             (AGRICOLA)

     

    Toi Reine nous te louons, toi nous te proclamons notre maîtresse,

    Toi, Vierge, tu as engendré Le Fils du Père éternel.

    Vers toi les religieux, vers toi  les frères et toutes les sœurs,

    Vers toi les rangs des séraphins lancent sans cesse des cris.

    Sainte, chaste, pure, maîtresse, vierge, toi qui as enfanté,

    Le ciel et la terre sont pleins de la sainteté de ta grâce.

    Toi, le chœur pieux de ta famille,

    L’ensemble louable de la confraternité,

    L’armée des vierges aux lis te louent,

    Toi que la fraternité répandue par toute la terre proclame

    Mère d’immense majesté.

    Et elle proclame qu’il faut vénérer ton unique Fils.

    Elle proclame qu’Il est conçu de l’Esprit saint.

    O Vierge très prudente,

    Toi, tu es la fille préférée du Père ;

    Toi, par ton Humilité, tu as préparé pour le Fils du Père très Haut un ventre virginal.

    La vérité fut ta compagne.

    Ton esprit s’adonna toujours aux chants de louange.

    La vertu d’Obéissance te porta à la droite du Fils.

    Nous croyons que tu engendras le Juge.

    C’est à toi donc que nous demandons d’aider tes serviteurs,

    Que tu as rassemblés dans ta fraternité.

    Fais que tes frères disposent de la félicité éternelle.

    Fais que soient sauvés ceux qui t’invoquent comme maîtresse et donne à  ta fraternité ta bénédiction.

    Et régente-la et répands-la par toute la terre.

    Toi qui chaque jour fus parfaitement patiente

    Et brûlante toujours d’une Charité parfaite dans les siècles des siècles.

    Toi qui aimas la Pauvreté, juge digne de nous garder, nous les pauvres.

    Prends pitié de nous, maîtresse, en raison du glaive de la croix.

    Que ta compassion, maîtresse soit sur nous, et que la lance de ta douleur nous protège.

    En toi maîtresse j’ai mis mon espoir, que je ne sois pas confondu, ô Vierge Marie.


     

     

    ACTIONS DE GRACES A LA VIERGE MARIE                                                                    (Frère Daniel Agricola)

     

    Pourquoi hésites-tu ? Pourquoi retardes-tu de si grandes actions de grâces ?

    Il est maintenant permis qu’il naisse, tu diras, homme, qu'il naît.

    O mère hautement vénérable, ô fille de l’homme,

    Etoile devenue porte du ciel qui porte les astres.

    Si Homère t’avait connue, il serait au comble du bonheur

    Lui qui tomba très souvent dans l’invention en de plaisants amusements

    C’est toi seule qu’il chanterait, consacrant à toi seule ses vers ;

    Il croirait, Vierge,que tu es la seule déesse .

    Toi pieuse, toi clémente, toi mère combien chaste,

    Toi éternelle parure, vierge, toi mon salut.

    Fleur fertile, , par la brise, Tu as enfanté heureusement

    un enfant fécond, applique-toi à le détourner de la boue bestiale.

     


    [1] Ecclésiastique, XXIV, 31.

    [2] Apocalypse, 12, a

    [3] Jean, 15, 13

    [4] Luc, 7,b

    [5] Luc, 10, f (i.e. 37)

    [6] Luc, 2, g.

    [7] ibidem, e

    [8]  Jean, 19, e.

    [9] Actes des Apôtre, 2 (g?) (= 42-44)

    [10] Luc, 24, b.

    [11] Genèse, 2, b.

    [12] Psaumes, 119 , 5.

    [13] Jean, 20, g (=21, 24)

    [14] Matthieu, 27, f.

    [15] Luc, 1, d.

    [16]  Luc, 1, d

    [17] Ibidem, c

    [18] Luc, 2, g

    [19] Luc, 1, d.

    [20] Ibidem

    [21] Ibidem, e

    [22] Ibidem, e

    [23] Actes, 1, 2

    [24] Luc, 2, ?

    [25] Ibidem

    [26] Matthieu, 2.

    [27] Luc, 2, g.

    [28] Jean, 2, a ?

    [29] Luc, 1, c

    [30] Luc, 2, e

    [31] 2, Timothée

     

     


    [i] Lucerna, au sens propre, la lanterne.

    [ii] Daniel Agricola, de l’Ordre des frères mineurs, auteur d’un livre sur la Passion de Notre Seigneur, imprimé à Bâle en 1514.

    [iii] D’après Wikipédia, la strophe saphique en poésie médiévale se compose de 3 vers hendécasyllabes :– U – U – // U U – U – U , suivis d’un vers adonique de 5 syllabes :  – U U – U

    [iv] Isaïe 7, 14 peut-être ou Michée, 5, 1-2.

    [v] Tacita : a long, donc ablatif.

    [vi] « Torcular calcavi solus in remissionem peccatorum » (« J'ai été seul à fouler [au pressoir] pour la rémission des péchés » [Isaïe 63-3 et Luc 3-3]). Le bois de la croix est comparé à un pressoir.)

    [vii] Couronne et honneur ont des lettres en commun donc l’un tire son nom de l’autre, d’une certaine façon.

    [viii] Pages 14 à 17.

    [ix] Cf. pages 31 et 32.

    [x] Pages 26 et sq.

    [xi] Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, livre 3, distinction 9, article 1, sous questions 1et 2 : Le culte de latrie est-il une vertu ? Le Tractatus renvoie pour sa part à Scot, livre 3, disctinction 9, dans la partie sur l’adoration.

    [xii] Duns Scott a également écrit sur les Sentences de Pierre Lombard.

     

    [xiii]  « révélé » :  ces révélations ont été faites à Sainte Jeanne de France comme l’indique le Tractatus de Confraternitat de decem Ave Maria.

     

    [xiv] L’office double est appelé « grand office » page 13, l’office simple est appelé « petit office ».

     

    [xv] Pages 18 et sq. je pense.

    [xvi] Le sujet des indulgences est abordé de nouveau page 57.

    [xvii] Per eumdem Christum dominum, selon la formule consacrée.

    [xviii] Pages 26 et suivantes.

    [xix] Page 56.

    [xx] La question de savoir pourquoi cinq plaies seulement sont restés sur le corps du Christ est reprise page 56.

    [xxi] Pro verbis dicuntur : je l’ai pris pour une redondance.

    [xxii] non + subjonctif ne me semble pas grammatical.

    [xxiii] Les lignes ci-dessous, concernant les huit premiers mystères de la messe , se retrouvent exactement dans le Tractatus de confraternitate de decem Ave Maria, chapitre 8 ;  puis  pour les mystères suivants, le Tratatus suit l’analyse mentionnée page 20 de la Lucerna, selon laquelle il y a quinze mystères..

    [xxiv] Les limbes des pères accueillaient les âmes des justes qui attendaient leur rédemption avant l’avènement du Christ.

    [xxv] A partir d’ici s’arrête leTractatus de confraternitate de decem Ave Maria et le Lucerna divergent.

    [xxvi] In quantum homo, « en tant qu’homme » ; in quantum signifie « dans la mesure où ».

    [xxvii] Le cantique d’action de grâce de Syméon est appelé Nunc dimittis (Luc, 2, 29)

    [xxviii] ver mis pour vel, « ou bien » ?

    [xxix] summarie est synonyme de summatim

    [xxx] saint Albert le Grand a écrit une Biblia Mariae.

    [xxxi] perfectio, la perfection ou le fait de réaliser complètement, l’accomplissement.

    [xxxii] Les lignes suivantes, qui énumèrent les 40 œuvres de la Vierge,  se retrouvent textuellement dans le Tractactus, chapitre 6. Variantes notables offertes par le Tractatus de confraternitate de  decem Ave Maria : œuvre 2 ,  fides et prudentia ceteras praecedunt  au lieu de fides ceteras praecedit ; œuvre 21, stetit septem diebus in diversorio au lieu de stetit 40 diebus in diversorio ; œuvre 32, sed conservabat confiiciens, au lieu de sed conservabat conferens.

    [xxxiii] Les Vertus de la Vierge seront décrites au chapitre 4 ; dans ce chapitre 3, Gabriel Maria étudie les Œuvres de la Vierge, mais  l’Œuvre 2 étant intiment liée à deux vertus, la Chasteté et la Prudence, il importait de savoir laquelle de ces deux vertus avait précédé l’autre chronologiquement, pour en déduire l’ordre chronologique des Œuvres.

    [xxxiv] Quotitus, mis pour quotiens.

    [xxxv] A partir d’ci le Tractatus de confraternitate de  decem Ave Maria et le Lucerna divergent.

    [xxxvi] Les lignes suivantes, jusqu’à la fin du chapitre V, sauf la dernière phrase qui est une phrase de transition, se retrouvent intégralement dans le Tractatus , chapitre 7 de confraternitate de  decem Ave Maria.

    [xxxvii] Cf. page 27 où Gabriel Maria écrit, à propos de la 5ème Oeuvre de Marie : « Mais, à mon avis, par ces paroles : « Pleine de grâce », n’est pas signifiée qu’une seule vertu : mais la réunion et le cumul et la plénitude de toutes les vertus et grâces ».

    [xxxviii] specialiter, terme de logique : «spécialement »  peut-être pris ici au sens étymologique, c’est-à-dire que la vertu est révélée par l’aspect, par l’apparence qu’elle a prise en étant réalisée.

    [xxxix] Particulares dit le texte,  particuliers, terme de logique ; ici je comprends que n’est apparente qu’une parcelle, qu’une partie de la vertu.

    [xl] Une vertu quelconque apporte une perfection humaine, une vertu héroïque apporte une vertu surhumaine. Que conclure de ce premier paragraphe ? Peut-être que, puisque les Vertus de la Vierge sont héroïques et parfaites, elles ont nécessairement produit des œuvres qui leur correspondent.

    [xli] ut complendum et curandum, mot à mot comme devant être accompli et en être pris soin.

    [xlii] Les 10 vertus interfèrent, interagissent entre elles, s’appellent l’une l’autre. La question est reprise page 36. il est possible d’autre part que cette coopération des vertus soit une conséquence de leur perfection,  puisque Gilbert Nicolai fait se succéder les deux idées de nature héroïque des vertus et d’inclusions réciproques des vertus.

    [xliii] Viator, l’homme, ce pèlerin sur cette terre.

    [xliv] Il est donc sous-entendu que les 40 œuvres de la Vierge ne peuvent que correspondre à ses 10 Vertus. Or  si Gilbert Nicolai a  déjà montré qu’il existait 10 vertus de la Vierge reliées chacune à une oeuvre mentionnée dans l’évangile, il lui reste à faire l’opération inverse : partir des 40 œuvres pour montrer qu’il n’y a que 10 vertus, c’est-à-dire qu’aucune vertu, qui serait implicitement présupposée par une œuvre, n’a été oubliée. C’est ce qu’il fera dans les pages 39 à 43.

    [xlv] Dans ces lignes, l’auteur soulève une difficulté : la frontière n’est pas nette entre certaines des 10 vertus mariales, disent certains. Difficulté résolue par le raisonnement suivant : ces vertus correspondent à des comportements distincts, or des comportements distincts engendrent des vertus distinctes.

    [xlvi] Saint Thomas d’Aquin a écrit des commentaires sur l’Ethique à Nicomaque d’Aristote.

    [xlvii] De façon élicite : par la mise en action d’une puissance, une actuation, la conséquence d’une puissance.

    [xlviii] Eubulia (bon conseil, prudence, jugement), gnomé (jugement, esprit, bon sens, droite raison, sentence), prudentia sont des termes analysés par saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique (II, 2, question 48).

    [xlix] Il s’agit de la 3ème question annoncée dans le prologue.

    [l] Dans les lignes qui suivent, l’auteur utilisera non pas dix noms de vertus, mais vingt et un , et il sera difficile de dire à laquelle des vertus mariales rattacher espérance, miséricorde, dilection filiale, par exemple, d’autant qu’il emploie presque systématiquement l’expression « patet », il est évident que, alors que cela ne l’est pas toujours.

    [li] Saint Thomas d’Aquin, doctor angelicus.

    [lii] Page 33. Distinction reprise page 41.

    [liii] Ainsi ai-je traduit « religiosi ».

    [liv]  La réflexion sur la perfection du récit des actions de la Vierge s’interrompt et sera complétée au chapitre 9, page 54, une fois faite l’étude des conseils évangéliques, que la Vierge a parfaitement pratiqués.

    [lv] In tertio : dans le Troisième livre des sentences ?

    [lvi] C’est la thèse du chapitre : les vertus de Marie se ramènent aux dix conseils du Christ.

    [lvii] 1217-1274,  théologien franciscain surnommé doctor seraphicus.

    [lviii] pages 33 et 41.

    [lix] occasio, l’occasion ; ce mot signifie aussi d’après Du Cange, chute, mort de l’âme ou encore  dangerpéril.

    [lx]  Comme l’auteur l’avait annoncé page 44.

    [lxi] Comme l’auteur l’a indiqué page 11.

    [lxii] On appelle homéotéleutes les homophonies recherchées par l’auteur.

    [lxiii] De nombreux vers de ce Te Reginam sont calqués sur le Te Deum.


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    1. Rédaction et composition de la nouvelle

    Nerval a travaillé à la rédaction d’une première version, La Pandora[1], à l’automne 1853 chez le docteur Emile Blanche, mais Paris, le journal qui devait la publier[2] dans un album le jour de l’an, est supprimé le 8 décembre de cette année. Puis Nerval a rédigé une deuxième version, Pandora, à l’automne 1854. La première partie en a été publiée, le 31 octobre 1854, sous le titre Amours de Vienne, Pandora, dans Le Mousquetaire, journal d’Alexandre Dumas; mais Nerval semble avoir émis des réserves sur cette publication dans la mesure où elle aurait dû être rattachée aux Amours de Vienne. Quant aux épreuves de la deuxième partie, qui devaient être publiées le 1er janvier 1855, elles se sont retrouvées dans les bureaux du Mousquetaire, incomplètes, décousues, peu compréhensibles, et contenant des écrits antérieurs de Nerval, tant et si bien qu’Alexandre Dumas a renoncé à publier ce texte déconcertant. Il le fut cependant en 1921[3] ; et se répandit, par exemple dans l’édition du Livre de poche. Puis, en 1968, Jean Guillaume publie un nouveau texte, plausible, logique, fondé par la confrontation des différentes versions manuscrites, un texte intitulé Pandora, qui fait autorité.

    Mais, en vérité, de cette deuxième partie, nous ne savons pas quel texte ni quelle composition Nerval avait, ou aurait, finalement retenus ; et de la première partie, nous ne savons pas comment Nerval l’aurait rattachée aux Amours de Vienne. Pandora reste donc mystérieusement et à jamais un texte morcelé et inachevé.

     

    2. Nerval à Vienne

    Ce récit reprend un épisode de la vie de Nerval qui se serait déroulé à Vienne, de la Saint-Sylvestre de 1839 au 1er janvier 1840, puis dans « une grande capitale du Nord », un an plus tard.

    Du 19 novembre 1839 au 1er mars 1840[4], Nerval était à Vienne en mission officieuse, une « mission littéraire » (Alexandre Weill). Il faisait excellente figure dans la haute société viennoise ; il y rencontra Liszt en 1839, et Marie Pleyel, pianiste aux yeux sombres et aux bandeaux noirs, à la fin de décembre de cette même année. Pandora ferait allusion à cette dernière.

    Une lettre de Vienne du 26 novembre 1839 écrite à son père signale des difficultés financières. Un récit d’Alexandre Weill[5], signale sa pauvreté et le montre amoureux et accompagné d’une belle Hongroise nommée Rosa.

    Nerval retrouva Marie Pleyel à Bruxelles à la fin de l’année 1840, et sur son entremise y revit Jenny Colon.

    Ebranlé par une crise psychique, Nerval fut interné à Paris de février à novembre 1841, chez Mme de Saint Marcel, puis à la clinique du docteur Esprit Blanche[6].

    3. Les Amours de Vienne.

    Dans la lettre du 2 ou du 3 novembre 1854 adressée à Alexandre Dumas, Nerval indique que Pandora fait suite aux Amours de Vienne dans Voyage en Orient[7]. Ce dernier texte se présente comme un récit de voyage de Nerval[8].  Il s'achevait sur la phrase suivante : « ...et pour ce que j'aurais à dire encore, je me suis rappelé la phrase de Klopstock :  Ici la discrétion me fait signe de son doigt d'airain. » , ce qui laisse la place pour une narration telle que Pandora.

    Ce récir de voyage offre d'abord tout un matériau littéraire qui sera réutilisé dans Pandora dans une perspective bien différente. Y figurent Kathi, bionda e grassotta, Wahby la bohême, le glacis, les faubourgs, les portes et les théâtres de Vienne, l’enseigne représentant l’archiduchesse Sophie, le stock-im-eisen, un récit de Saint-Sylvestre, le vin neuf et le vin vieux, les côtelettes, les serveuses charmantes de la taverne, les allusions à Hoffmann, la monnaie de convention, Schoenbrunn et ses chimères de marbre, le prater, une allusion à Maria-Hilf, les thèmes de la discrétion, de la confidence, et de la catastrophe.

    Il offre par ailleurs le récit d'une rencontre avec une belle actrice, dont le nom ets tu, qui a une loge au théâtre de la porte de Carinthie, et qui pourrait bien préfigurer le personnage de Pandora.

    Mais que de différences entre le texte des Amours de Vienne et celui de Pandora ! D’une part n’y figurent ni le nom de Pandora, ni Pandora à proprement parler, ni l’humiliation au théâtre, ni les rêves, ni l’aspiration au divin qui transparaît dans les allusions mythiques ; le récit de la Saint-Sylvestre ne correspond pas à celui relaté dans Pandora. D’autre part, dans les Amours de Vienne, les éléments semblent appartenir au quotidien et sont racontés avec un détachement enjoué, une distance qui les tient à leur vraie place ; mais dans Pandora ils semblent chargés d’un sens symbolique et à demi mystérieux, dotés d’une grande charge affective et vécus dans l’exaltation.

    Malgré ces différences, Nerval parle de « suite » », présentant Pandora comme la révélation d’événements qui ont été tus dans Amours de Vienne. En fait, au fil du temps, des éléments de 1839, réutilisés et redistribués, ont reçu une valeur poétique et symbolique, et  la réflexion de l’écrivain et le travail de l'écriture les ont réordonnés, en ont modifié le sens, voire, si l'on évoque la folie de Nerval modifié la perception. Dès lors Pandora est bien une suite, dans le sens où il est une conséquence des Amours de Vienne, à la fois le résultat de l’évolution psychologique et de la démarche littéraire d’un écrivain désireux de refondre son matériau ; dans les deux cas un premier travestissement du réel (Les Amours de Vienne sont une construction fictionnelle de Nerval) aurait été remplacé par un autre. Dans l’œuvre de Nerval, cette réutilisation d’éléments anciens est fréquente. 

    4. Pandora : indéchiffrable, connue de tous, multiple.

    D’entrée le narrateur pose une énigme : celle de Pandora, « indéchiffrable » comme la pierre de Bologne, et à propos de qui il censure son récit : « je ne veux pas dire tout ». Le fait qu’il s’adresse à un cercle restreint « ô mes amis », et qu’il ait présenté la nouvelle comme extraite d’une « lettre confidentielle »[9], indiquent que peu d’éléments d’explication filtreront du récit. L’énigme se double d’un paradoxe : Pandora est « indéchiffrable » mais la nommer c’est « tout dire », et vous l’avez « tous connue » ; elle est donc inidentifiable mais identifiée. Certains indices du premier paragraphe de la nouvelle nous indiquent diverses pistes.

    Ainsi Pandora ne serait-elle qu'une femme facile ? Le « Vous l’avez tous connue » et les allusions de la nouvelle à une bayadère aux épuales nues, ou à Imperia et Jézabel dans La Pandora, confortent cette interprétation. Mais à ce moment on ne voit guère ce qu’il y a d’indéchiffrable dans son personnage.

    Pandora ne serait-elle que celle qui a tous les dons ? La beauté, le charme, les dons de l'actrice, de la musicienne, des dons heureux donc et dans le mot Pandora se fait entendre le verbe « adora », mais Pandora possède aussi les dons de Pandore qui font le malheur de l'humanité  -hormis l'espoir, visiblement absent à la fin de la nouvelle « Quand finira mon supplice ? »......

    Pandora : un nom tiré de la mythologie ; il n'appartient pas, à la différence de ceux  d'Angélique, d' Octavie, de Sylvie à une liste de prénoms usuels ; il ne renvoie pas au monde bienveillant des femmes aimées ou admirées mais au monde des êtres créés par artifice (Pandora est elle-même qualifiée d'artificieuse) et qui se révèlent malveillants. Si Angélique, Octavie, Sylvie possèdent des prénoms d'êtres naturels, elles sont aussi l'occasion d'une rêverie onirique ou d'une quête où se plaît le narrateur et où se révèle son âme ; point cela dans Pandora où le narrateur traverse des cauchemars, où il fuit au lieur d'être le pèlerin des amours passées, où il agit de façon désordonnée, folle, perd l'esprit, au lieu de suivre le cours de la rêverie narrative heureuse. Pandora est donc indéchiffrable, à la différence des autres héroïnes du narrateur qui ont donné du sens à son « je ».

    Pandora n'est « ni homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle (….) ni tout cela ensemble » Le narrateur reprend en partie l'inscription d'une pierre tombale dite de Bologne, (en remplaçant  d'ailleurs pudiquement le terme de prostituée, qu y figurait, par celui de folle). Pourquoi cette référence à la Pierre de Bologne, pourquoi expliquer ou plutôt impliquer une énigme dans une autre ? On ne sait pas quelle interprétation Nerval donnait de cette pierre, ni à quelles significations alchimiques il l' aurait peut-être reliée, ni si cela renvoie donc à une nature surnaturelle de Pandora. Mais on peut lire le début de l'inscription de la pierre de Bologne et y voir un ensemble de contradictions  ensemble agrégées pour former un tout: elle présente donc un non-être ; quelle que soit la qualité envisagée, ni elle ni son contraire ne lui correspond ; il s'agit donc d'une impossibilité, d'un non-être qui se réalise ; il est par ailleurs, définitivement, comme un tombeau, une chose close et morte.

    Ce principe de contradiction définit la fiction : ceci est une pipe qu'a peinte Magritte, qui indiquera que ce n'est pas une pipe ;  cette pipe fume, mais elle ne fume pas ; de façon plus générale, ceci , ce personnage, cette situation littéraire, je l'ai inventée, donc elle est, et elle n'est pas réellement puisque je l'ai inventée.  La fiction existe mais n'est pas.

    Ainsi en va-t-il de Pandora : elle n'est qu'une fiction, nous fait comprendre le narrateur: elle existe sans avoir existé ; elle est une chose close et morte ; elle n'est plus aucune femme qu'il a rencontrée,  ni Marie, ni Rosa, ni Jenny, ni blonde, ni brune, mais une abstraction, une représentation, un symbole, une idée.

     A ce moment-là, le narrateur nous présente une Pandora qui n'a pas existé en tant qu'être vivant croisé par Gérard de Nerval, mais qui existe en tant que création littéraire. Elle n'a pas à avoir un nom ou des qualités, mais juste à être par exemple Eros et Antéros,  ou la sincère et la coquette, le désir et la répugnance,une chose et son contraire, agrégés ensemble, un concept d'impossibilité amoureuse.

    Dans Pandora, cette fiction se révèle dangereuse ; comme  Nathanaël  dans l'Homme au sable d' E.T.A. Hoffmann tombant amoureux de l'automate Olimpia, se créant son propre tourment et courant à sa propre perte,  le narrateur de Pandora, de Gérard de Nerval crée un être fictif, sa propre chimère, son propre malheur. Pandora, une fiction qui manipule son créateur, une comédienne qui fait tourner le têtes, qui aime collectionner les pantins au propre comme au figuré, qu'ils soient ceux de Nuremberg, ou ses admirateurs, dont le narrateur lui-même ; un narrateur jouet de sa créature, un jouet dont l'on décide du costume noir et à qui l'on donne des rôles qui lui déplaisent : charades, artifices...

    Le personnage de La Pandora, confronté à l'inscription de la pierre de Bologne suggère donc qu'elle n'est ni un homme, ni une femme, etc, donc qu'elle ne relève pas de l'humanité mais de la fiction (elle est sans être) chimérique (une synthèse agrégeant des contradictions). Puis le récit de Pandora, comparé à celui de L'Homme au sable présente cette fiction, cette chimère, cette être inventé comme torturant son inventeur.

     

    Par ailleurs, Pandora est « du théâtre de Vienne » et à ce titre prend tous les rôles, ce qui explique qu’elle puisse être «ni  homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille (…) mais tout cela ensemble », comme une actrice, qui change de costume au Palais de France et dont les dispositions envers le narrateur changent ; elle incarne ainsi la femme éternellement mouvante, éternellement elle-même, éternellement incompréhensible et déstabilisante ; une femme qui « joue » dans les deux sens du terme, et donc incertaine et indéfinissable ; elle est Pan-dora, celle qui a tous les dons, le don d’être qui elle veut, un personnage multiple.

    Multiple dans la mesure où elle se prête à toutes les interprétations et correspond au vécu de tous « Vous l’avez tous connue, ô mes amis ! » ; ainsi Pandora peut-elle représenter tout ce qui est charme ou souffrance :amour,  folie, mort, manque d’inspiration, erreur. Ceci aussi explique que chacun des amis ait pu rencontrer sa Pandora personnelle sous une forme ou sous une autre : « ô mes amis ! »  vous avez tous rencontré ce type de situation, tous vous avez été confrontés au mythe de Pandora. D’autant que les commentateurs[10] indiquent que Pandora doit être un condensé de plusieurs femmes célèbres : Marie Pleyel, Jenny Colon …

    Multiple, Pandora l’est dans la mesure où elle est femme et sirène (sa harpe « aux enlacements de sirène dorée » l’atteste, ainsi que son langage ésotérique, mi-écrit, mi-musical, aux « arpèges mystérieux » qui semble aussi ondoyant que le corps de la sirène) ; femme surnaturelle, hybride, danseuse aux « pieds serpentins  et aux deux cornes d’argent ciselé » au début du rêve du narrateur ; ces cornes rappellent les croissants qui coiffent Isis ou Artémis et suggèrent la nature divine de Pandora. Elle est à ce moment-là multiple, dans la mesure où comme la sirène, elle est femme, animal et divinité, mais aussi parce qu’elle possède la séduction de la sirène, au corps ondulant et au mouvement mille fois changeant.

    Elle rappelle les ondines de Nerval comme « cette fille des eaux qui se nommait Octavie »[11], ou la Reine des poissons de Sylvie, ou la nixe de Lorely. « Vous la connaissez comme moi, mon ami, cette Lorely… » [12].  Cette première phrase de la préface de Lorely ressemble à la première phrase de Pandora : « Vous l’avez tous connue, mes amis, la belle Pandora du théâtre de Vienne »; et Nerval ajoute dans Lorely,[13] : « Je devrais me méfier de sa grâce trompeuse,- car son nom signifie en même temps charme et mensonge ; et une fois déjà je me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes amours, et bien tristement réveillé d’un songe heureux qui promettait d’être éternel. » Dans Lorely  l’« ondine fatale », figure du charme et du mensonge, de l’obsession et de l’échec, désigne l’attirance du narrateur pour l’Allemagne et lui permet de justifier son voyage en ce pays et son récit ; la Lorely apparaît donc comme multiple elle aussi car elle recouvre, superpose une pluralité de significations : un pays, une séduction, un malheur, un récit. Et les mots pourraient s’appliquer à Pandora. Dans les deux textes, Lorely et  Pandora, des personnages ondulants et multiples, sont l’allégorie d’une souffrance.

    Pandora est donc un mythe polymorphe dont chacun a pu faire l’expérience, un mythe qui renvoie à la beauté et à l’amour, au charme et à la mort, à la chute et au supplice, un mythe qui renvoie à celui de Prométhée ; il suffit donc de dire son nom pour tout dire, puisqu’il symbolise l’histoire entière d’une quête échouée. Peut-être le seul nom de Pandora renferme-t-il en lui même une force évocatrice, dont la seule mention suffit à libérer le pouvoir magique et maléfique.

    5. Pandora, le récit d’une crise

    La souffrance du narrateur apparaît d’abord quand il est en présence de Pandora : de la honte, de la colère, des fuites et des courses précipitées. Ainsi, après avoir été humilié par Pandora dans le boudoir de celle-ci, il ressent de l’amertume ; « Chacun de ses mots m’entrait au coeur comme une épine » ; il éprouve alors du désespoir, de la honte, puis un « fol espoir » ; on trouve dans cette scène des verbes de mouvement rapide : « je me hâtai », « je me précipitai », « je traversai rapidement la Rothenthor ». Puis, après avoir été humilié au palais de France par Pandora, en colère, il s’enfuit en renversant un paravent ; il écrit quatre pages d’un style « abracadabrant » ; il n’arrive pas à dormir, puis a d’étranges visions, les Memorabilia ; il se lève « comme un fou » ; puis en rage il est pris par  « la fièvre » ; il connaît alors l’amertume à Salzbourg ; il fuit de nouveau brutalement à la fin du récit.

    A ce moment-là, qui est Pandora, qui est le sujet du récit, sinon la folie elle-même ? Non pas un personnage mais un « tout cela », un trouble totalement envahissant, un monstre, un « cela » sur lequel le sujet n’arrive pas à mettre un nom précis. Pan-dora, tous les dons, les éléments complexes de la crise nerveuse. A ce moment-là, on comprend que le narrateur confonde son amour et son mal, et que cette femme, d’une fascination qui pousse à  la fuite, symbolise, cristallise sa souffrance.

    Il s’agit d’une souffrance qui ne passe pas avec le temps. Le supplice d’un Prométhée pourtant délivré (« Alcide m’a délivré ») en est l’allégorie : il est intense, et survit à la délivrance et au temps (« je sens encore à mon flanc le bec éternel du vautour »). 

    C’est le récit même que vient de faire le narrateur qui a ravivé cette douleur ; en effet, si la nouvelle s’était ouverte sur un  appel, grave certes, mais mesuré,  à partager une confidence : « ô mes amis ! … de cruels et doux souvenirs », elle se ferme sur un cri exalté et déchirant : « O Jupiter quand finira mon supplice ? », un cri dont les amis ont disparu, le « je » du narrateur et sa souffrance ayant envahi le texte.

    Mentionnons aussi le thème du suicide, quand le narrateur évoque, même s’il plaisantait mélodramatiquement, la possibilité de se noyer en se jetant dans le Danube, à l’île Lobau, ou de se « percer le cœur ».Et les Memorabilia, le récit de ses rêves, mentionnent tête tranchée et déluge,  allusions indices d’une pulsion de mort.

    Enfin, dans cette nouvelle, Gérard de Nerval reprend le thème de la destruction présent dans l’histoire de l’Illustre Brisacier, qui envisagea de se suicider en se jetant par la fenêtre de l’auberge où il était retenu, ou en se perçant de son épée, mais aussi de brûler le théâtre où il avait joué[14]. Dans Pandora, la destruction est représentée par le fait que le narrateur renverse le paravent où se dissimulent les acteurs, révélant par ce geste de rage leurs artifices ; il déclare dans Pandora « Je critiquai sa boite à malice » ; or ce qu’est la boîte à malices d’un prestidigitateur, c’est une réserve d’artifices ;  ce que contient la boîte à malice de Pandora, ce sont justement des accessoires vains et puérils au regard de Brisacier qui aspire à un théâtre qui mette le moi en jeu. Le narrateur de Pandora associe ainsi destruction et révélation[15] : il dénonce un genre de théâtre qui lui est insupportable.

    Par ailleurs, peut-être Nerval a -t-il à l'esprit le souvenir d'autres destructions mythiques. A la mort du Christ le rideau du temple se déchira ;  à cause de la traîtresse Dalila Samson détruisit un temple[16] .

    Pourquoi cette crise ? Pandora est pourtant charmante et favorable au narrateur ; d’une certaine façon elle le taquine, ce qui fait partie des joutes amoureuses, et l’invite à venir chez elle, à aller au Prater, lui saute au cou après sa lettre extravagante, l’invite à la rejoindre souriante, quand ils se rencontrent dans la « froide capitale du nord ». Bien des héros de roman s’en contenteraient.

    Pourquoi la présence de Pandora entraîne-t-elle la rage et la fièvre du narrateur ? En quoi est-elle la cause d’une telle souffrance ?

    D’abord en raison du profond sentiment d’échec qu’éprouve le narrateur.

    6. Pandora et le sentiment de l’échec.

     

    Le narrateur vit ses rencontres amoureuses avec Pandora comme des humiliations[17],  jusqu’au moment où il s’en arrache une première fois, quand il décide de partir pour Salzbourg, en fuyant : « Je me gardai bien de me soumettre à une nouvelle humiliation »; puis une deuxième lorsque, d’abord cloué « sans forces sur le sol », il part à toutes jambes sur la place d’une « froide capitale du nord ». Face à Pandora, la fuite semble être souvent la seule solution. En vain finalement, semble-t-il, puisque cloué il restera, cloué dans sa souffrance, comme Prométhée, immobilisé, dans l’impossibilité ou l’impuissance. La vraie fuite, c’est-à-dire celle qui le délivrerait définitivement, guérison ou suicide, le narrateur ne peut la réaliser : nouvel échec.

    Alors les bamboches, ces marionnettes, les poupées de Nuremberg, que voit le narrateur dans  Vienne et que lui propose Pandora, peuvent désigner Nerval comme un pantin, le jouet d’une passion qu’il ne domine pas.

    On trouve dans le récit bien des frustrations. Le duel avec le Prince, chez Pandora, (« nous nous escrimions dans l’air ») n’est qu’une gesticulation ou qu 'un assaut verbal. Pandora ne lui autorise qu’un costume d’abbé, noir, sans éclat, à la différence des costumes éclatants des Hongrois de la nouvelle[18] ou des soldats de l’armée napoléonienne parmi lesquels marchait le père de Gérard de Nerval.

    Plusieurs allusions expriment une nostalgie à l’égard des conquérants d’autrefois : il ne reste de Napoléon et de la Grande armée qu’un juron dit par une décrotteuse ; l’ombre de l’empereur Richard est évoquée, dans la taverne des Chasseurs. Le narrateur n’est pas un des paladins à l’héroïsme sacré qu’il évoque dans le deuxième paragraphe, et qui ont défendu Vienne : « …le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria-Hilf »et cette évocation peut  renvoyer le narrateur à un sentiment de regret, d’infériorité, d’échec.

    A cela s’ajoute la présence d’idéaux impossibles : l’archiduchesse, les amours de jeunesse, l'autre... ; l’impossibilité de se défaire de la présence des femmes[19], de s’en libérer ; l’impossibilité de comprendre, identifier, nommer Pandora aux arpèges mystérieux, au charme invincible. Ce n’est qu’en rêve, que la femme trompeuse, représentée par Imperia dans La Pandora, sera démasquée et identifiée.

    Parmi tous ces échecs, certains sont imputables à Pandora, d’autres relèvent simplement de la personnalité du narrateur. Ils font de Pandora un personnage qui, en plus d’incarner le charme, l’éternelle mouvance de l’apparence et de symboliser la folie, cristallise toutes les impossibilités, celle qui met le narrateur face à ses échecs chevaleresques, et amoureux qui se succèdent et s’enchevêtrent, et, une fois emmêlées deviennent tout cela, une indéchiffrable énigme, comme la pierre de Bologne.

    Une autre des raisons enfin pour lesquelles Pandora entraîne une crise et souffrance est qu’elle représente une imposture mystique : elle ne peut satisfaire le désir d’idéal du narrateur.

    7. Les insuffisances de Pandora. 

    7.1. La tromperie et le désir de connaissance.

    Pandora utilise une harpe dont la crosse figure « les enlacements d’une sirène  dorée »  et faisait semblant d’écrire une lettre enchanteresse; comme les Sirènes de l’Odyssée et la Pandore de la mythologie, elle me semble représenter la tromperie : les Sirènes proposaient la connaissance à Ulysse pour le perdre; la connaissance était transmise aux hommes par Prométhée, mais Pandora ne possède qu’une « boîte à malice », à artifices.

    Son charme procède d’une apparence. Elle n’est qu’une comédienne aux vêtements ajustés[20]. Ainsi dans La Pandora, le narrateur écrit à propos d’une séduisante personne : «de la soie, de la ouate et des tulles, des perles et des opales ; on ne sait pas trop ce qu’il y a au milieu de tout cela, mais c’est si bien arrangé ! »[21]. Elle est qualifiée d’artificieuse. Ses deux cornes d’argent ciselé évoquent Isis ou Artémis, mais il s’agit d’une coiffure de théâtre. Pandora semble s’être grimée, elle qui danse aussi habillée en bayadère, donc en pseudo prêtresse de l’Inde : « Je critiquai sa boîte à malice et son ajustement de bayadère. » Elle paraît, elle est déguisée, mais qu’en est-il de l’authenticité de l’être ?

    Il existe peut-être pour Nerval une authentique vêture, une vêture rituelle, cultuelle, sacerdotale : celle que la jeune femme rencontrée dans Octavie prépare pour la madone noire aux oripeaux, celle que passent Sylvie et le narrateur de Sylvie, celle que met le prêtre, celle des prophètes et des élus des Ecritures saintes, une vêture symbolique d’une vraie connaissance, fondée sur l’érudition, sur une initiation rituelle et mystique.

    7.2. L’idole, ou l’héroïsme mystique ?

    Dans le deuxième paragraphe du récit, le narrateur évoque Vienne aussitôt après avoir évoqué Pandora. La ville offre un idéal spirituel ; « la bien gardée » est  inaccessible aux envahisseurs, comme sacrée ; et  à la pierre alchimique de Bologne répond la montagne « magnétique » ; à Pandora qui a su charmer ses admirateurs («… ô mes amis !  (...). Elle vous a laissé sans doute de bien cruels et doux souvenirs ») répond Vienne qui fanatise les paladins : « …le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria-Hilf ! ». A l’idée de mal et de chute associée au personnage de Pandora  répondent le caractère religieux de Vienne, de Maria-Hilf, du Saint-Graal mystique, le mâle dévouement des guerriers et leur sacrifice extatique. Ainsi le deuxième paragraphe évoque l’aspiration au divin et à l’héroïsme, et est une louange d’entités féminines (Vienne, Maria-Hilf) pour qui l’on meurt et non d’une actrice à cause de qui on tombe ; la louange de celle qui fait de vous un héros et non de celle qui vous humilie[22]. Il s’agit donc de substituer à une idole, Pandora, un véritable idéal.

    7.3. Le jeu amoureux , ou religion et virginité ?

    Pandora, sacrilège, plaisante avec l’amour et la religion («… ne plaisantons pas avec l’amour et la religion, car c’est la même chose, en vérité »[23]) et humilie le narrateur en lui faisant jouer le rôle d’un petit prêtre, alors qu’il rêve d’être, dans La Pandora celui de Diane[24] à Thoas. Le narrateur rêve également d’une autre divinité vierge, Maria-Hilf dont les pieds divins s’opposent au pied serpentin de Pandora, une déesse vierge, à l’inverse d’Imperia et à l’opposé de la légèreté de la comédienne. Ce qui est donc en jeu, ce que recherche le narrateur en la femme, c’est le sacré, et Pandora est loin de pouvoir assumer ce rôle.

    7.4. Charades et proverbes, ou vrai théâtre ?

    Le narrateur refuse ce qu’on veut lui faire jouer : « Je pris mon rôle avec humeur » (au sens de « je tins mon texte à la main ») ; je le suppose à la recherche d’une authenticité, celle du vrai théâtre, non du jeu mondain et puéril des proverbes et des charades qui sont une décomposition, une déstructuration vaine du verbe. On peut d’une part imaginer que le vrai théâtre serait le théâtre des mystères religieux, celui qui représente le mythe de Prométhée, ou les mythes de la déesse, par exemple ceux d’Artémis ou d’Isis.

    D’autre part, le narrateur nous renvoie aussi à sa dévotion pour le théâtre, au mythe de Brisacier, qui devant l’Etoile ne voulait que de grands rôles. Brisacier, comme le narrateur de Pandora, vit dans l’exaltation nerveuse et cherche des rôles authentiques qui lui permettent de s’identifier à de grands personnages, ceux qui s’élèvent à une dignité existentielle- tragique[25] ; « les belles phrases perlées de M Théodore Leclercq », les jeux théâtraux mondains du Palais de France, charades et proverbes, ne le permettent évidemment pas. Pandora elle-même n’offre que le jeu superficiel d’un flirt fait d’humiliations. En revanche les Memorabilia de Pandora, rêves où le narrateur se représente et dont plusieurs recoupent  des pièces de théâtre[26], offrent ce jeu où l’homme rencontre sa mort et sa vérité, et où le théâtre devient vérité supérieure[27].

    7.5. Révélations et libération de l’Humanité : les Memorabilia.

    Cette séquence de quatre rêves éveillés (« je ne pus dormir de la nuit ») que relate le narrateur de La Pandora,[28] d’aspect incohérent, est  cependant très structurée; en effet, dans chaque rêve une femme est dominée ou démasquée : Catherine II ; puis une femme évoquant une impératrice byzantine ou une sultane ; et enfin Imperia. Chaque rêve indique un désir de rétablir une vérité sacrée : le temple d’Artémis à Thoas, et probablement son culte, sont attribués au narrateur ; puis des prédictions erronées de nécromanciens sont dénoncées ; enfin, à Rome à la table sacrée est démasquée la Prostituée. Le premier rêve présente un personnage historique, le deuxième symbolise le monde de la magie, le troisième le monde de la religion. Chaque rêve se présente comme une épreuve, deux d’entre elles entraînant la mort du narrateur, puis, après le Déluge purificateur, son accès au Paradis : à Tahiti, sur une terre à l’opposé du monde occidental, là où on ne parle pas « la langue des hommes ».

    Ces rêves indiquent le désir de révéler une vérité et d’accéder au bout de longues épreuves au bonheur. C’est aussi ce que suggère l’allusion au mythe de Prométhée,  à la fin de Pandora  (« … le nom de Prométhée me déplaît toujours singulièrement, car je sens encore à mon flanc le bec éternel du vautour dont Alcide m’a délivré. »). Dans Lorely[29], récit des voyages de Gérard de Nerval en Allemagne, celui-ci rend compte du poème de Helder intitulé Prométhée délivré : Prométhée encloué souffre de voir le désordre du monde, les tourments de la race des hommes et les affres auxquelles n’échapperont pas les créateurs inspirés par Bacchus, jusqu’à ce que« l’harmonie suprême » à la faveur d’une « mystérieuse solution » apporte le bonheur ; puis Prométhée, délivré par Alcide, est mené vers sa mère Thémis et contemple enfin la «  justice suprême ». On retrouve ici le thème de la révélation à venir, et le bonheur est de retrouver la figure féminine ultime, la mère.

    Gérard de Nerval écrivit dans les Fragments d’Aurélia[30] « Je criai longtemps, invoquant ma mère sous tous les noms donnés aux divinités antiques ».  Dans Pandora, les allusions à Diane, Maria-Hilf, la bayadère aux cornes d’argent[31], bref une multiplicité de figures divines, reflètent cette profonde aspiration de Gérard de Nerval.

    7.6. Le mystère d’Aphrodite

                Nerval écrivit en exergue de Pandora une citation de Faust « Deux âmes hélas ! se partageaient mon sein et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une ardente d’amour, s’attache au monde au moyen des organes du corps, un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. » Si l’on applique cette citation au récit, la comédienne Pandora représente la tentation mondaine, charnelle, ce qui s’attache au monde par le corps, (cf. ses blanches épaules, son pied malin, serpentin, ses vêtures magnifiques), l’obsession terrestre dont le narrateur est prisonnier alors qu’il est également la proie d’une tentation spirituelle, d’un désir d’initiation véritable : amour terrestre contre amour divin ; la proie également du  désir de tragique, du théâtre comme voie sacrée. De cette contradiction naît sa souffrance, qui est l’objet de la nouvelle. Les rêves des Memorabilia sont le mouvement surnaturel qui réalise l’accession au divin. Le narrateur est donc torturé (« O Jupiter ! quand finira mon supplice ? ») par une puissance charnelle qui n’a pas de statut mystique, par la sexualité, par une Pandora à la fois charmante (tout la désigne comme magiquement belle) et repoussante (le narrateur la fuit ; de plus « ses blanches épaules » sont «  huilées de la sueur du monde » : ses charmes, adressés au narrateur, le sont aussi au public).

                Le mythe de Pandora raconté par Gérard de Nerval pose à l’homme la question du mystère d’Aphrodite ; cette divinité vers laquelle l’être humain est puissamment attirée n’offre-t-elle que l’impasse de jeux superficiels ? Comment, elle qui engage si fondamentalement l’être humain peut-elle l’emmener sur des voies sublimes ? Aurélia sera la réponse.

    8. Conclusion

     

    Cette nouvelle  raconte l’errance de trois jours de crise, d’humiliation et d’exaltation nerveuse, celles-là même qu’éprouve l’Illustre Brisacier ; le narrateur de Pandora et le comédien vivent des situations comparables et lancent un appel au secours qui exprime une souffrance interminable.

     

    Pandora lie cette crise et la rencontre de la femme. Le narrateur renouvelle le mythe de Pandore en créant Pandora, la comédienne, l’être aux multiples vêtures, une figure de l’apparence trompeuse, une créature qui sous couvert de beauté, en vient à symboliser la crise nerveuse : elle est un « tout cela » indéchiffrable, un nœud de secrets et de non-dits ; à ce moment-là, elle peut bien n’être ni homme ni femme, car elle devient un phénomène, le mal du narrateur, un complexe cristallisé, un tout obsédant, pan-dora, « tous les dons » : chimère, amour, humiliation, échec, présence rêvée de la mort, souffrance sans fin.

     

    Par ailleurs Pandora indique la frustration ontologique, l’impossibilité d’accéder à l’héroïque et au tragique, au vrai théâtre, à la vérité libératrice mystique.

    Pour le faire comprendre, le narrateur reprend les thèmes évoqués par ses autres récits : l’histoire de l’Illustre Brisacier, le mythe du Prométhée libéré de Helder, la quête d’Aurélia, invitant le lecteur (« ô mes amis ! ») à penser Pandora comme une pièce autonome à lire dans un ensemble, comme une œuvre d’art répondant à un projet littéraire spécifique, fondée sur les jeux de miroir et d’emboîtements avec d’autres textes, démultipliant ainsi ses significations. Le narrateur invite également ses amis, par cette confidence, cette plainte, cet appel au secours émouvant qu’est Pandora, à entrer dans la compassion, à le comprendre et à le reconnaître, en lisant, dispersées avec pudeur dans son œuvre entière, les traces de sa souffrance.

     

     


    [1]              C’est en 1982 que Jean Guillaume établit l’existence de cette version, qu’il intitula la Pandora pour la différencier du texte final qu’en 1968 il avait établi et intitulé Pandora.

    [2]              Nerval avait souhaité que le texte soit accompagné de vignettes représentant entre autres la Pandora en bayadère, les pieds serpentins de celle-ci, une boîte à malice. Ces vignettes ont été publiées en 1852 par le journal L’Eclair (Lettre à Daniel Giraud du 30 novembre 1853 ; indications reprises par Béatrice Didier dans ses Commentaires, dans Aurélia, suivi de Lettres à Jenny Colon, de La Pandora et de Les Chimères, Livre de Poche, 1972, page 236).

    [3]              Publié par Aristide Marie et Pierre Audiat.

    [4]              Notice du Voyage en Orient, par Jean Guillaume et Claude Pichois, Pléiade, édition  1984, page 1369.

    [5]              « L’hiver à Vienne avec Gérard », extrait de Gérard de Nerval. Souvenirs intimes paru dans L’Evénement du 16 avril 1881, cité dans Archives nervaliennes n° 6  « Alexandre Weill. Six mois à Vienne et Témoignages sur Gérard de Nerval (1838-1840) » réuni et présenté par Jean Richer, pages 99 à 101.

    [6]              Pléiade, édition 1974, page XXXIII, édition annotée par Albert Béguin et Jean Richer.

    [7]              L’édition définitive de Voyage en Orient fut publiée en 1851 « Il est inutile de chercher des précisions d’ordre biographique dans ce récit romanesque. »(Notes au Voyage en Orient par Jean Guillaume et  Claude Pichois, Pléiade, édition 1984, note 4, page 1423).

    [8]

    [9]              « Ceci est un fragment d’une lettre confidentielle adressée à M. Théophile Gautier, qui n’a vu le jour que par suite d’une indiscrétion de la police de Vienne », fin de la lettre à Dumas du 2 ou 3 novembre 1854, page 1290, Pléiade édition 1993, tome III.

    [10]             L’abbé Guillaume « énumère Catherine Colossa, Jenny Lutzer, Mme Schenk, Camille Moke, Esther de Bongars, George Sand » (édition de la Pléiade 1974, page 1318, note 1, d’Albert Béguin et Jean Richer).

    [11]             Octavie, page 605, Pléiade, édition 1993, tome III.

    [12]             Lorely, page 3, Pléiade, édition 1993, tome III.

    [13]             Lorely, page 4, Pléiade, édition 1993, tome III.

    [14]             Préface des Filles du Feu dédiée à Alexandre Dumas, page 456,  Pléiade, édition 1993, tome III.

    [15]             Ce thème de la révélation se retrouve dans les Memorabilia de Pandora. Cf. le dans ce texte le  paragraphe 7.5. « Révélations et libération de l’Humanité : les Memorabilia. »

    [16]             Il y a dans Pandora, une allusion humoristique à Dalila : c’est ainsi qu’est qualifiée, Rosa, la maîtresse de l’ami du narrateur («… j’avais à Vienne un ami. C’était un garçon fort aimable, un peu fou… »  il chante une romance : « Le malheureux s’accompagnait d’une guitare, ce qui n’est pas encore ridicule à Vienne … »). 

    [17]            -celle de devoir jouer le rôle d’un abbé en triste costume.

                    -l’impossibilité de forcer la porte de Pandora, lorsque celle-ci demande à Röschen de le laisser dehors s’il ne vient pas vêtu de noir : une simple servante l’y consignerait ? Que n’auraient pas fait le ComteAlmaviva ou Dom Juan ?

                    -celle de la pauvreté.

                    -celle de jouer des charades, entre autres, le rôle d’un comédien de province.

                    -le fait d’échouer dans ce rôle.

                    -le fait de ne pouvoir démasquer Pandora comme il le fait des femmes de ses rêves.

                    -le fait de ne pas réaliser le duel avec le prince son rival

                    -il questionne « humblement » Pandora à Dorothée-Gasse.

                    -celle d’avoir à jouer le rôle de la Vieille ou de Valbelle.

                    On relève dans la Pléiade, édition 1993, tome III, page 663: « humblement », « confusément », « honteusement ».

    [18]         . « Les rues étaient pleines de Lombards, de Bohêmes et de Hongrois en costume. Les diamants, les rubis et les opales étincelaient sur leurs poitrines… » ; « …des foules d’huissiers à chaînes d’argent et d’heiduques galonnés… »,  Pandora, Pléiade, édition 1993, tome III, page 659.

    [19]             Elles sont innombrables dans la nouvelle : « les boutiques, illuminées regorgeaient de visiteuses » ; le narrateur rencontre ou évoque successivement Maria-Hilf, Marie-Thérèse, l’archiduchesse Sophie, la Diane Valoise, ses belles cousines, Pandora, Röschen,, Rosa, des blanchisseuses, la Kathi, Wahby la Bohême, une fille charmante, une décrotteuse, Mlle Lutzer, la femme « vue au commencement des siècles », Impéria, trois tahitiennes, sans oublier l’autre mystérieuse.

    [20]             Une pandora était une poupée mannequin qui permettait de présenter des costumes de ville en ville ; Pandora est suspectée de n’être que poudre aux yeux.

    [21]             Pléiade édition 1993, tome III, page 1292.

    [22]         Cette opposition peut recouvrir la distinction de l’exergue : « Deux âmes, hélas ! se partageaient mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux ». Je propose de rattacher Pandora à l’amour, au monde et aux organes du corps- à la sensualité, et de rattacher Vienne et Maria-Hilf au surnaturel, loin des ténèbres, et les paladins aux aïeux. Je reprends cette opposition dans ce texte au point 4.6. Le mystère d’Aphrodite.

     

     

    [23]             Gérard de Nerval a écrit dans une des Lettres à Jenny Colon : « Jamais je n’ai été si convaincu de cette vérité, que mon amour pour vous est ma religion ».  Lettres à Jenny Colon, lettre XI, page 766, la Pléiade édition  1974. Affirmation sincère ou compliment précieux ?

    [24]            Quelques allusions concernent ou peuvent concerner Diane et montrent l’importance de son thème :

                    -l’exergue de La Pandora : « Philis ! reprends tes traits,

                       Viens t’égarer dans la forêt ! » (Pléiade, édition 1993, tome III, page 1291).

                    -« rêvant à la Diane des Valois qui protège les Médicis »

                    -« mes cousines, ces deux intrépides chasseresses que je promenais autrefois dans les bois »

                    -« j’ai attendri de mes chants d’amour les biches timides et les faisans privés »

                    -« m’attachant des pattes de cerf »

                    -« la taverne des Chasseurs »

                    -« le temple de Thoas »

                    -« je la voyais dansant toujours avec deux cornes d’argent ciselé »

                    - la Saint-Sylvestre nous renvoie à silva, la forêt, donc au domaine de Diane.

                    Toutes ces allusions renvoient aux doux et apaisants souvenirs des amours passées, au temps  perdu des marches évoquées au début de Pandora , ces chasses heureuses de l’enfance, quand le narrateur cheminait des bois du Valois à ceux de Saint-Germain  sous l’égide de Diane : « Le souvenir de mes belles cousines, ces intrépides chasseresses que je promenais autrefois dans les bois, belles toutes deux comme les filles de Léda, m’éblouit encore et m’enivre. »

    [25]             Jouant Achille dans Iphigénie, Brisacier déclare : « C’est qu’à la place d’une froide princesse de coulisse, élevée à psalmodier tristement ces vers immortels, j’avais à défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de grâce, d’amour et de pureté, digne en effet d’être disputée par les hommes aux dieux jaloux ! ». Jouant Britannicus : « Néron ! Je t’ai compris, hélas ! non pas d’après Racine, mais d’après mon coeur déchiré quand j’osais emprunter ton nom ! Oui,! tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t’avait insulté !... » Lettre dédicace à Alexandre Dumas, Les Filles du Feu, Pléiade, édition 1993, tome III, pages 454 et 455.

    [26]             Les notes d’Albert Béguin et Jean Richer (Pléiade, édition 1974, pages 1321-1322) signalent : Martha ou le marché de Richmond,  de Friederick et Flottow, d’après M. Senelier,(Archives des lettres modernes, n°49, 1963), les Iphigénie en Tauride d’Euripide et de Goethe, L’Imagier de Harlem de Gérard de Nerval lui-même, le « Déluge, opéra en trois actes » œuvre citée dans Pandora mais imaginée à partir du « Diorama de Bouton ».  Par ailleurs le narrateur de Pandora a cette phrase, à propos du conclave où trône Imperia : « Puis un craquement se fit entendre dans la salle » jouant de façon ambiguë sur le sens du mot « salle ».

    [27]             Brisacier ajoute, à propos de la présence réelle de la divinité dans le comédien : « Ne jouons plus avec les choses saintes, même d’un peuple et d’un âge éteints depuis si longtemps, car il y a peut-être quelque flamme encore sous les cendres des dieux de Rome !... » Lettre dédicace à Alexandre Dumas, Les Filles du Feu, Pléiade, édition 1993, tome III, page 456.

    [28]             Pandora comporte un rêve de moins que La Pandora : celui qui met en scène Catherine II ; les autres rêves se déroulent, le premier à Stamboul, le deuxième à Rome, le troisième à Tahiti.

    [29]             Pléiade, édition 1993, tome III, pages 57 à 59 ; Nerval y relate la représentation à Weimar du poème de Herder, Prométhée délivré, à laquelle il n’a pas assisté ; mais il en avait demandé la relation à Liszt.  « Liszt avait mis en musique les chœurs en faisant précéder l’ouvrage d’une ouverture. Les vers du poème étaient déclamés. »

    [30]               « Fragments d’une première version d’Aurélia»,  la Pléiade édition 1974, page 424.

    [31]             « La divinité de mes rêves m’apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l’avais vue autrefois.». Aurélia, II, 6,  page 745, Pléiade, édition 1993, tome III. Ce costume presque indien n’est-il pas celui de la bayadère de Pandora ?


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